A—on renoncé à la révolution ?
Réponse de José Peirats
dimanche 24 juillet 2005, par
Deux traductions de José Peirats de Noir et Rouge N°36, décembre 1966 et N° 38, juin-juillet 1967.
Le responsable des notes est Frank Mintz, actuellement CNT 91
A-T-ON RENONCE A LA REVOLUTION ?
L’article de José Peirats (*) qui suit est tiré de la revue espagnole : Presencia, tribuna libertaria (septembre-octobre 1966). (Directeur Pasamar, 24, rue Ste-Marthe, Paris-X.) Nous extrayons quelques phrases de la présentation du texte de Peirats par la rédaction de la revue :
Presencia considère que la meilleure façon de rendre hommage à la geste révolutionnaire espagnole, dont le trentième anniversaire vient d’être célébré, est d’adopter à son égard une attitude critique : il ne sert de rien de regarder en arrière lorsque le regard devient un simple culte du passé, un chœur discipliné qui applaudit, un désir d’admiration plus que de compréhension.
C’est précisément cette soif de compréhension oui nous a incités à organiser une enquête sur la révolution de 1936. Et nous avons choisi pour ce faire un des aspects les plus fondamentaux, c’est-à-dire le plus complexe. Le mouvement libertaire espagnol, en 1936-1939, a-t-il renoncé à mener à bien la révolution ?
(Cette enquête a été adressée, pour le moment, aux camarades suivants Federica Montseny, José Peirats. Juan García Oliver et Diego Abad de Santillán.)
REPONSE DE JOSE PEIRATS
- I -
Il faut en premier lieu faire la présentation des tendances révolutionnaires qui, avant le 19 juillet 1936, se manifestaient dans le mouvement libertaire espagnol. Par ordre d’influences, il y avait d’abord la tendance du groupe que représentaient Garcia Oliver, Ascaso et Durruti. Malgré que ces agitateurs évitaient toute dépendance organique (1), la Fédération Anarchiste Ibérique (F.A.I.) faisait sienne cette tendance. Il s’agissait d’une conception romantique classique, d’origine bakouniniène (2). Elle se basait sur le coup de main auda-cieux et considérait assuré l’appui du peuple. Le peuple ayant en lui, dans son subconscient. un révolutionnaire né. Il suffisait de le réveiller par l’exemple obstiné des minorités. Ce courant avait tenté plusieurs expériences qui n’éveillèrent aucun subconscient et se soldèrent par de tragiques échecs (3).
L’ascendant de ce courant était dû à sa rivalité victorieuse sur l’hérésie « trentiste » (4). Accusés, non sans fondement, de s’adapter à la démocratie républicaine, les « trentistes » furent expulsés des postes importants et considérés comme des maudits. Cette discrimination fut populaire et, par contrecoup, elle fit monter les actions de ce que nous appellerons le courant « faiste » (F.A.I.).
Voyons comment les trentistes présentaient leurs rivaux
« Cette conception de la révolution, fille de la plus pure démagogie, patronnée durant des dizaines d’années par tous les partis politiques qui ont essayé et ont réussi souvent à prendre le pouvoir, a, même si cela semble paradoxal, des défenseurs dans nos milieux. [...] Sans s’en rendre compte, ils tombent dans tous les vices de la démagogie politique, des vices qui nous amèneraient à donner la révolution, si elle se faisait dans ces conditions et si elle triomphait, au premier parti politique venu, ou à gouverner nous-mêmes, à prendre le pouvoir comme si nous étions un parti politique quelconque. »
Voyons comment les trentistes présentaient leur thèse
« Face à cette conception simpliste, classique et un peu cinématographique de la révolution, qui actuellement nous amènerait à un fascisme républicain, attifé de bonnet phrygien, mais fascisme quand même, il s’en élève une autre, la vraie. [...] Elle veut que la préparation ne soit pas faite que d’éléments agressifs de combat, mais, tout en les ayant, en plus, d’éléments moraux, qui sont aujourd’hui les plus forts, les plus destructeurs et les plus difficiles à dominer. Elle ne confie pas seulement la révolution à l’audace des minorités plus ou moins audacieuses, mais elle veut que ce soit un mouvement bouleversant du peuple en masse, de la classe ouvrière allant à la libération définitive, des syndicats et de la Confédération (5), en fixant le fait, le geste et le moment précis de la révolution. [...] Face à la conception chaotique et incohérente de la révolution qu’ont les premiers se dresse celle, ordonnée, prévoyante et cohé-rente, des seconds. La leur consiste à jouer à l’émeute, à la pagaille, à la révolution ; en réalité, elle retarde la vraie révolution » (6).
Au début de 1934, quand le processus réactionnaire de la politique républi-caine poussait à une attitude révolutionnaire généralisée un certain secteur socialiste, la tendance allianciste apparut, exposée magistralement par le militant Orobón Fernández. Cette nouvelle tendance venait s’opposer à l’exclusivisme révolutionnaire qui dominait.
« A l’heure de la lutte - disait Orobón - les « démocrates » oublient leur filiation politique et s’engagent conformément à leur filiation de classe. Que cet exemple serve aux camarades qui, pour des purismes insignifiants, se barricadent dans la théorie de « nosaltres sols » (7). Pour vaincre l’ennemi qui se multiplie, il faut immanquablement le bloc granitique des forces ouvrières. La fraction qui tourne le dos à cette nécessité se retrouvera seule et portera une lourde responsabilité vis-à-vis d’elle-même et de l’histoire » (8).
D’autres militants et moi nous évoluions autour d’une quatrième position que représentait sans doute Eusebio C. Carbó. Nous nous méfiions des alliances avec les politiciens opportunistes et de circonstances et de leurs fiefs syndicaux (9). Mais nous concevions la révolution comme un phénomène conditionné par la participation du peuple. Nous croyions que le peuple n’est mobilisé que par certaines conjonctures psychologiques émotionnelles. Le rôle du révolu-tionnaire est de savoir les détecter à temps, de les exploiter à fond avec la propagande et de diriger par des voies libertaires le débordement populaire lorsqu’il se produit. Canaliser une révolution ne voulait pas dire imposer notre droit de propriété sur elle. Et elle ne pouvait être le fruit de minorités audacieuses, fixant de sang-froid une date.
La tendance maximaliste (10) amena les tristes résultats de janvier et de décembre 1933. Le courant allianciste fut digne d’un meilleur sort en tant que mélange explosif de l’insurrection asturienne d’octobre 1934.
- II -
A la veille du congrès de la C.N.T. de mai 1936 (11), la tendance maximaliste prit une attitude alarmante. Un de ses animateurs se prononça dans des discours publics et privés pour la « prise du pouvoir » par le mouvement libertaire (12). Federico Urales, déjà vieux, fut responsable d’une autre phrase dangereuse « Dictature pour dictature, la nôtre d’abord » (13). A la suite de ces déclarations, l’hebdomadaire que dirigeait Carbó (Más lejos) organisa une enquête avec des questions très significatives. Federica Montseny y répondait le 30 avril 1936 « Si un jour la démocratie a représenté l’esprit libéral du monde, aujourd’hui, au moment où un problème économique se pose ainsi qu’une lutte à mort entre la société moribonde et la conception anarchiste de la vie, toute solution inter-médiaire, toute théorie du moindre mal représente une concession à notre époque et une conservation du milieu bourgeois en décomposition. [...] L’anarchie est l’antithèse du gouvernement, de l’autorité, du pouvoir. L’anarchie ne peut qu’être freinée et mal aidée, si les anarchistes s’emparent du pouvoir qui la nie et la détruit. [...] »
Le congrès de Saragosse devait choisir une de ces deux expériences : celle de Casas Viejas de janvier 1933 et celle des Asturies d’octobre 1934. Une des interventions les plus valables exprimait : « On a parlé du critère d’un secteur de notre mouvement à cette époque, mais peut-être l’aspect révolutionnaire que représente le critère de ce secteur n’est qu’un faux aspect de la révolution, d’une révolution jacobine et non anarchiste. Ce critère pouvait représenter une révolution de groupes, mais pas une révolution du peuple. Pour la révolution il manque l’envergure d’un ensemble de circonstances et la préparation orga-nique. [...] Nous devons dire que le 8 janvier (14) fut une erreur, la première erreur révolutionnaire de la Confédération. Malgré ce qu’on a dit de Casas Viejas qui fut une épopée. Nous n’avons pas besoin de telles épopées. [...] En janvier on pouvait compter sur tout, sauf sur les travailleurs. [...] Cela était plus préparé par l’audace que par les autres facteurs indispensables d’organi-sation et de circonstances. [...] »
Moralement cette position allianciste gagna la partie au congrès. Mais à l’heure des décisions l’autre tendance trouva le moyen de s’infiltrer. D’où une mise en demeure d’alliance révolutionnaire avec l’U.G.T. qui ressemblait plus à un défi dans un combat singulier. Psychologiquement inadmissible, l’accord de Saragosse ne pouvait donner de résultat et il n’en donna pas (15). D’autre part, la coalition républicaine-socialiste avait gagné les élections trois mois avant et l’opération démagogique préélectorale avait été abandonnée. Perdant ce temps, le fascisme montait sans démagogie sa propre opération. Ainsi donc la nouvelle
- III -
Il est indubitable qu’il y eut un renoncement révolutionnaire dès que le soulèvement militaire fut liquidé à Barcelone et en Catalogne (16). Et, cependant, la révolution ne pouvait se présenter sous de meilleurs auspices. La psychologie populaire avait joué, encore que sans nul doute la partie la plus dure de l’entre-prise fut assumée par les minorités énergiques. Surtout les hommes aguerris de la C.N.T.-F.A.I. Mais le peuple, qui comprenait la gravité des intérêts mis en jeu, les appuya massivement, évitant tout retournement de la situation. Le renoncement se fit précisément (17) au moment où un groupe de notables (18) de la C.N.T. F.A.I. alla à la Généralité (19) écouter les flatteries que prit soin de leur prodiguer le président Companys (20). Pour l’historien, il reste que ce groupe de notables, au cours d’un bref intervalle, entra comme vainqueur et ressortit comme vaincu.
Garda Oliver, un des acteurs de l’entrevue, la commentant, écrivait un an plus tard : « La C.N.T. et la F.A.I. se décidèrent pour la collaboration et la démocratie, renonçant au totalitarisme (21) révolutionnaire oui. aurait conduit à l’étranglement de la révolution par la dictature confédérale et anarchiste. »
Or ces hommes avaient toujours défini leur révolution comme un acte d’exclusivisme et d’hégémonie, c’est-à-dire totalitaire. Il va de soi donc qu’ils venaient de renoncer purement et simplement à leur révolution. A cause des conséquences de leur action collaborationniste gouvernementale, ils ne tarde-raient pas également à renoncer à la révolution de ceux qui ne voulaient pas d’exclusivismes révolutionnaires et d’hégémonies. Non seulement ils y renon-cèrent, mais ils obligèrent à coups de décrets et de claudication à notre renon-ciation à tous.
Les thèses qui justifient cette attitude varient à l’infini. Elles vont de la nature supposée imprévisible des événements (22) jusqu’au circonstancialisme suprême de la guerre (23). Mais une attitude révolutionnaire qui se déclare vaincue au premier contact avec la révolution donne la mesure de la qualité insignifiante de tels révolutionnaires. Le phénomène est encore moins explicable si l’on tient compte de ce que ces hommes qui venaient de risquer leur vie sur les barricades, jetaient l’éponge alors qu’ils vivaient à Barcelone dans une explo-sion de victoire anarchiste. Les tramways, peints noir et rouge, promenaient une foule enthousiaste. Les claxons des voitures scandaient en signe de joie et comme consigne de guerre les six lettres de la C.N.T.-F.A.I.
Les nouvelles reçues de toutes parts n’étaient inquiétantes que par leur caractère confus. Un pronunciamiento militaire qui échouait, liquidé totalement à Madrid et à Barcelone, était une cause gagnée. Les spécialistes politiques convenaient que le 20 juillet le fascisme espagnol avait perdu la partie. S’il continua son effort, ce fut parce qu’il se sentait secouru par Mussolini et peut—être par Hitler. Mais cela était ignoré chez les républicains du gouvernement, et à plus forte raison parmi les anarchistes de Barcelone. Il n’y a pas d’expli-cation plausible dans les mots de Garcia Oliver (24).
(Nous avons retranché ici un long passage polémique. N.D.L.R.)
[passage manquant : Les explications de celui qui allait devenir secrétaire général de la CNT sont plus généreuses. Mais Mariano R. Vázquez s’est prononcé en ayant des faits concrets en vue. Selon lui, même si la Catalogne était un paradis, à Valence la garnison continuait le soulèvement mais sans sortir des casernes. A Madrid on avait triomphé, mais on était menacé du côté de Guadarrama. De plus, la présence anarchiste était minoritaire dans la capitale de l’Espagne. En Aragon, Saragosse, Huesca et Teruel étaient au pouvoir du fascisme, de même que la moitié de la région. En Andalousie ceux qui s’opposaient à la machine militaire de Queipo et Yagüe battaient en retraite, armés de fusils de chasse. Les puissances étrangères menaçaient avec des mouvements de leurs escadres face à Barcelone. Le spectacle du peuple armé dans la rue leur faisait horreur. Des milliers d’anarchistes de Catalogne combattaient sur les fronts et, en outre, il fallut retirer des fusils et des mitrailleuses pour résoudre la situation de Valence et renforcer Madrid et l’Andalousie. Dans ces conditions, penser à la révolution était penser au suicide.
Mais, est-ce qu’on savait tout cela lorsque le groupe d’anarchistes opta pour la collaboration ? Voyons le. Le premier acte collaborationniste d’envergure a été la constitution du Comité de Milices Antifascistes. Je n’ai pas à portée de main la date de constitution. Mais on peut la déduire en tenant compte que Durruti en fit partie. Or, Durruti partir pour l’Aragon à la tête de sa colonne le 24 juillet. C’est-à-dire cinq jours après le début des combats de rue. Le soulèvement militaire ne put être contrôlé que le 20. Cela fait donc quatre jours. Presque le temps nécessaire pour que le Comité de Milice prépare la colonne expéditionnaire. Ensuite ce comité de collaboration allait être constitué immédiatement après la capitulation d’Atarazanas et l’entrevue avec Companys. C’est-à-dire le 21 juillet. En pleine apothéose du triomphe anarchiste.]
IV -
On pourra objecter : « Il n’y eut pas un tel renoncement puisqu’on collec-tivisa révolutionnairement l’économie. » La collectivisation fut une action spon-tanée des travailleurs. La mobilisation. anarchiste avait commencé par la consigne de grève générale révolutionnaire lancée par les comités le 18 juillet. Et le 28 exactement ces mêmes comités ordonnaient le retour au travail sans plus d’explication. Les premières saisies d’industries se firent dans les services 21, les cheminots ouvrent le feu ; 25, les ouvriers des transports urbains ; 26, de l’électricité. Cela se comprend du fait que les services furent les premiers touchés par les besoins révolutionnaires. Pour les autres industries, il n’y eut pas urgence tant que ce besoin ne se fit pas sentir. Les comités de ravitaillement ou d’approvisionnement vinrent ensuite dans l’ordre des besoins pour alimenter la population et les combattants des barricades.
Jusqu’aux premiers jours d’août la C.N.T., officiellement et organiquement, ne s’occupait pas de canaliser les collectivisations (25). Cela veut dire que la collectivisation était déjà une réalité au niveau technique des syndicats. Ils avaient tout le pouvoir économique. Comme par sarcasme, les hautes sphères de la C.N.T. intervenaient pour la première fois afin d’exempter les firmes étrangères a la demande des consulats (26). Le gouvernement catalan fit un autre contraste en collectivisant à sa manière les banques et les comptes cou-rants. Avec ce pouvoir financier en main, les autorités officielles de Madrid et Barcelone hypothéquèrent l’avenir de la révolution. Les comités des entre-prises collectivisées durent demander à genoux des crédits aux autorités pour payer les ouvriers et pour acheter des matières premières. L’Etat tenait la révolution dans son centre vital. La révolution économique était hypothéquée par les banques, dominées par l’ennemi irréconciliable, l’Etat.
Les réalisations économiques, culturelles, artistiques et autres se posaient et se résolvaient en marge des préoccupations dominantes dans les comités supérieurs de la C.N.T. Ces comités étaient obsédés par les problèmes de la guerre, l’attitude diplomatique internationale et les querelles politiques (27). Une véritable révolution est comme une œuvre d’art. Et quelqu’un a dit que pour faire de grandes choses il faut être enthousiaste. Plongés dans le dédale de la politique, laminés par la machine étatique, les hommes politiques flambants perdirent bientôt leur innocence et furent une espèce de personnages maléfiques qui cassaient tout ce qu’ils touchaient.
V -
A proprement parler, il ne s’agissait pas d’un renoncement mais d’une reddition de la révolution. On ne peut pardonner aux anarchistes, qui sont les techniciens les plus compétents de l’interprétation des mécanismes politiques de l’Etat, d’avoir été la proie facile de prévisions soulignées dans les textes les plus élémentaires de théorie. Et on peut difficilement croire à l’ingénuité de ces hommes quand on les voit s’adapter si facilement aux protocoles de la chorégraphie politique, bien que restant discrets devant les humiliations (28). Dans la période 1936-39, on avait affaire à l’apparition d’une nouvelle classe, héritière de toutes les tares de la classe disparue. Le mouvement libertaire n’était pas exempt à certains niveaux de ce phénomène.
Ce saut fut un choc pour la psychologie de certains militants. Après une préparation secrète, on se servit de la presse avec des soutiens artificiels et des lavages de cerveau. Une phrase de Durruti, malheureuse comme d’autres qu’il prononça (29), servit aux Bureaux de propagande de bombardement d’intoxica-tion. Dans certains cas la presse fut dirigée (30). Et les rédacteurs oui ne se soumettaient pas aux consignes étaient destitués d’en haut.
La C.N.T. fut appelée au gouvernement pour servir de garant. Dès qu’elle s’incorpora, elle dut accepter la fuite impopulaire du gouvernement à Valence (31). On avait besoin de la C.N.T. pour relever l’Etat, le renforcer et le jeter contre la révolution : c’est-à-dire contre la C.N.T. elle-même. On recréa d’abord les corps de répression. Puis ce fut la militarisation des milices et leur remise aux mains des ministres de l’Intérieur et de la Guerre. Pour faire ces choses, on ne fit pratiquement pas la guerre (32). Et lorsque cela fut fini, il ne restait plus le temps de la faire. Le tribut de la C.N.T.-F.A.I. fut la livraison de 200.000 combattants contrôlés dans les brigades confédérales. Mais l’Etat conti-nuait à réclamer, et sa bureaucratie incompétente et inutile mit dans son sac les industries collectivisées qui s’occupaient de la guerre. Même les politiciens du gouvernement catalan poussèrent de hauts cris lorsque Madrid saisit les industries de guerre catalanes (33).
En mai 1937 la population anarchiste de Barcelone, encore sous le coup des idées révolutionnaires, dit « Assez ! » quand elle vit clairement qu’on voulait la désarmer. Il ne manquait que cela ! Les ministres et mini-ministres de la C.N.T. se transformèrent en équipe de pompiers. Une fois le feu éteint, les pompiers furent congédiés comme une sale boniche (34). L’escalade communiste avait atteint le sommet de l’Himalaya. On vécut dès lors dans un climat de dictature policière et militaire. Cette escalade ne rencontra qu’un seul adversaire effi-cace : le tour désastreux de la guerre. Ce mal chronique faisait contre-poids, ô paradoxe ! lorsque le climat terroriste devenait insupportable. Quand le front d’Aragon céda en mars 1938 et qu’une série permanente de bombardements terrorisait la population barcelonaise, la C.N.T. fut de nouveau invitée à parti-ciper au gouvernement pour le renforcer moralement (35). Mais cela dut se faire dans des conditions humiliantes que Negrín imposa : un seul ministre, qu’il choisirait dans une proposition de trois noms, et un portefeuille anodin l’Education nationale. Ce ministre (36) fut renversé avec le reste de l’équipe Negrín par le soulèvement Mera-Casado qui en finit avec la dictature commu-niste à la fin de la guerre (37).
-VI -
Résumons. Le 19 juillet 1936, une révolution totalitaire anarchiste aurait été une catastrophe. Bien que certainement de courte durée. Cette déduction fut le seul pouvoir d’anticipation qu’eurent ces hommes. Ensuite ils ne renoncèrent à la dictature anarchiste que dans la mesure où dans une pièce de théâtre classique on renonce à la main de Léonore (38). Et pour la même raison il n’y eut pas de transaction ni de sacrifice idéologique pour l’unité antifasciste. Ces hommes étaient esclaves d’une idée révolutionnaire fixe. Et lorsqu’ils eurent raté l’occasion, ils manquèrent d’imagination pour faire avec réussite autre chose. Dans ces conditions, sans une éthique véritablement anarchiste, ils firent ce qu’en semblables circonstances on fait banalement : opter pour le moindre effort. Or, il est interdit aux anarchistes de faire ce que tout le monde fait vulgairement.
Mais étudions le cas : que pouvait-on faire ? En d’autres termes : vu les circonstances et si elles se répétaient, comme faudrait-il procéder ?
Personne ne peut minimiser l’importance des problèmes posés aux anar-chistes le 20 juillet 1936 lorsqu’ils se virent avec la situation en main sans savoir qu’en faire. Ce que nous leur reprochons n’est pas le renoncement à la dictature anarchiste, mais d’avoir opté pour la contre-révolution. Le dilemme que l’on présentait : dictature ou collaboration gouvernementale, est faux. Du point de vue anarchiste, la collaboration gouvernementale et la dictature sont une même chose. Et deux choses semblables ne peuvent constituer un dilemme. La dictature est contre-révolutionnaire, l’État est contre-révolutionnaire. Or, si les anarchistes figurent au gouvernement, le pouvoir contre-révolutionnaire se renforce en même temps que l’opposition révolutionnaire s’affaiblit. D’où il s’ensuit que, du seul fait de ne pas collaborer au gouvernement, les anarchistes auraient renforcé l’opposition révolutionnaire et affaibli en même temps la capacité contre-révolutionnaire de l’État.
Aurait-on perdu la guerre plus tôt ? D’abord il faudrait démontrer que l’État a fait quelque chose pour la gagner, lorsqu’il vit la possibilité de pouvoir en finir avec la révolution. Le cas n’aurait sûrement pas été le même avec une position. révolutionnaire renforcée par les anarchistes et un gouvernement affaibli par leur absence. Remplaçons donc la question « que pouvait-on faire ? » par celle-là c Que fallait-il ne pas faire ? », et nous aurons la moitié de la question de résolue.
D’autre part il faut se mettre dans la tête qu’une révolution, comme une autre action politico-sociale quelconque, vaut avant tout par les moyens et non les fins. On perd une révolution ou on la gagne non à cause du résultat final ou épisodique, mais à cause de la marque indélébile et positive que nous savons mettre en elle. Les révolutions dans leur aspect épisodique sont sujettes aux lois de la décadence, peut-être plus rapidement que les autres choses. Seules leur survivent les réalisations constructives et éthiques exemplaires et les aberra-tions. Les deux choses sont contagieuses. La contagion de la grande révolution française a été le jacobinisme, et du socialisme, le marxisme et l’anarchisme.
Le destin épisodique d’une révolution est de moindre importance. L’important est le contenu en idées et en réalisations lumineuses, constructives, libres. Elles survivent à toutes les défaites épisodiques. Quand nous guérirons-nous de la manie funéraire de « la victoire au dessus de tout » ? Le triomphe au dessus de tout, comme le « nous renonçons à tout sauf à la victoire », ce n’est pas révolutionnaire, c’est du machiavélisme. Il est absurde que les hommes luttent sans s’identifier à un principe moral rehaussé par la victoire. Mais le principe de « la victoire avant tout » est ne pas avoir de principes. Une révolution dont le déroulement ne tient pas compte des scrupules à réprimer et des victimes à immoler est quelque chose de tout à fait opposée à une révolution. Et à l’inverse une chute digne après une série d’épisodes féconds n’est qu’une défaite provi-soire. Le libertaire doit toujours préférer ces « défaites » à ces « victoires » (39).
Mais allons à l’important. Avec ces 200.000 hommes armés et près d’un million d’affiliés organisés dans les centres de production, les anarchistes représen-taient un pouvoir économique formidable et une force de dissuasion non moins respectable. S’employer à conserver cette force, l’articuler, la renforcer, face à la guerre, face à l’État agressif et face à la révolution, nous aurait rendus imbattables et notre service à l’antifascisme aurait été en même temps plus efficace. De la révolution du 19 juillet il restera comme leçon pour les futures générations, avant tout, l’exemple d’un peuple qui ne s’est pas laissé intimider quand tout le monde embrassait bassement, secoué de panique, les traces du cheval d’Attila et de l’Ours du Kremlin. A Barcelone et à Madrid le 19 juillet 1936 ; a Barcelone le 3 mai 1937 et à Madrid le 4 mars 1939 (37 bis), le peuple espagnol livra une bataille épique contre le fascisme sans distinction de couleur. Il restera de ce peuple sa souffrance stoïque, son généreux don de sang sur les fronts, sa faim, son exode ou son supplice en prison et face au mur d’exécution, dans l’univers concentrationnaire et dans les fours crématoires (40).
Et il restera l’œuvre socialisatrice des syndicats de la C.N.T., ses réalisations culturelles et artistiques sans pose, le rêve bucolique (41) des collectivités de la campagne, expression de ce qu’il y a de meilleur dans l’homme : la solidarité et l’appui mutuel dans la simplicité. Toutes les œuvres positives réalisées resur-giront avec émotion, enthousiasme et imagination. Les absurdités et les vilenies bâties sur du sable ou de la boue s’écraseront.
José PEIRATS.
Nous constatons que pour la première fois depuis fort longtemps les cama-rades espagnols abandonnent une optique contemplative pour se consacrer à un travail commencé de longue date par Vernon Richards, par exemple, à savoir l’enseignement à tirer de la guerre d’Espagne.
Nous espérons que nos lecteurs, espagnols ou non puisque nous sommes internationalistes, quelle qu’ait été leur responsabilité (ou leur militantisme) puisque nous sommes contre la hiérarchie, voudront bien participer à ce débat. Nous avons nous-mêmes commencé en annotant l’article de Peirats, dont le contenu, très riche, donne matière à de nombreuses discussions.
Nous publierons dans nos prochains numéros des extraits du livre de Vernon Richards Enseignements de la Révolution espagnole, notre position et sur Peirats et sur Richards et, enfin, nous donnerons une vue d’ensemble du courrier sur ces questions.
(*) Militant anarchiste espagnol, auteur du livre en 3 tomes La C.N.T. en la revolución española.
(1) Il nous semble que cela n’est pas exact. Durruti et ses camarades avaient une vision révolutionnaire partagée par beaucoup d’anarchistes espagnols et organiquement ils ne prenaient pas seuls les décisions.
(2) Il nous semble que Peirats simplifie trop la tactique révolutionnaire de Bakounine.
(3) Il s’agit des tentatives d’implantation du communisme libertaire : la première le 18 janvier 1932, la seconde le 8 janvier 1933 et la troisième et dernière le 8 décembre 1933. Des divisions tactiques graves entre les fédérations régionales firent qu’à aucun moment ces mouvements insurrectionnels ne furent généralisés à toute l’Espagne. Ils demeurèrent localisés et furent réduits par l’armée ; dans la plupart des cas, les militants, se rendant compte de leur isolement, déposèrent les armes. Le 8 janvier 1933 fut marqué par la répression de Casas Viejas - province de Cadix - où les anarchistes refusèrent de se rendre.
Il est historiquement et objectivement difficile de conclure à l’absence de ferveur populaire dans ces mouvements répétés à intervalles très courts, d’après les observateurs (journalistes de El Sol, Eduardo de Guzmán, directeur de La Tierra ), dans certains villages, il y avait un grand enthousiasme. (Voir aussi l’article de Miguel Foz « El 8 de diciembre de 1933 y la comarcal de Valderrobres », Le Combat Syndicaliste, Paris, 28-1-1965.)
(4) En 1931, trente militants anarchistes espagnols signèrent une déclaration, dont Peirats donne de larges extraits, pour attaquer la tendance Durruti. Ces militantsétaientJuan Lopez (futur ministre), Roldán Cortada (futur dirigeant communiste abattu en avril 1937), mais on trouve aussi des anarchistes plus « constants, Juan Peiró (lui aussi ministre), Pestaáa (fondateur d’un parti anarchiste et député), Arín.
(5) Il s’agit de la Confédération Nationale du Travail - C.N.T. - centrale anarchiste.
(6) Il est bon de donner la parole à la tendance faiste : « ... le manifeste du groupe de militants que la presse bourgeoise, Macla et Companys ont appelé la « partie sensée de !a Confédération ». [...] Le résultat immédiat de tout cela a été le début d’une répression violente contre tous les individus importants de la F.A.I. » (El Luchador, n° 37, 18-9-1931, éditorial de Federica Montseny : La crisis interna y externa de la Confederación). Dans le même journal, du même auteur, l’éditorial du 9-6-1933 : El fascismo sindicalista.
(7) « Nous seuls. » Les mots sont du catalan, sans doute parce que les anarchistes de Catalogne suivaient plus la F.A.I. et Durruti et ses amis que les autres régions. Il nous semble que parfois les antagonismes régionaux excitaient plus les controverses, en l’occurrence Orobón Fernández est castillan.
(8) Orobón Fernández est mort en 1936. On ne peut donc savoir quelle aurait été son attitude pendant la guerre. C’était une figure connue, mais sans doute assez éloignée de la majorité des militants, ainsi l’article dont Peirats fait un extrait n’a pas été publié dans un périodique anarchiste, mais dans un journal sympathisant, « La Tierra ». Il est désagréable de constater que Eduardo de Guzmán (cité note 2) et le frère d’Orobón Fernández ont actuellement signé au nom de la C.N.T. un accord d’alliance avec les syndicats franquistes (4-1965).
(9) C’est une allusion à Largo Caballero., leader socialiste et secrétaire de la centrale U.G.T., partisan de la dictature de Primo de Rivera puis se déclarant révolutionnaire et le Lénine espagnol en 1934, c’est-à-dire 5 ans après.
(10) Il faut lire et comprendre majoritaire. Le mot maximaliste ne fait pas partie des divisions normales de tendances dans la C.N.T.-F.A.I.
(11) Il s’agit du congrès de Saragosse qui se prononça pour l’application du commu-nisme libertaire en le définissant et oui mit fin à la scission qui durait depuis le manifeste des Trente et qui avait tellement nui à l’unité des mouvements insurrectionnels. Après s’être traité de fascistes, on faisait l’unité ouvrière et anarchiste.
(12) Il s’agit de García Oliver ou de Durruti.
(13) Federico Urales était le père de Federica Montseny, nous ne savons pas quand ni où cette phrase a été écrite.
(14) Allusion au mouvement insurrectionnel du 8 janvier 1933.
(15) Nous sommes d’accord. De plus, la proximité du coup d’Etat militaire allait empêcher matériellement que le congrès ait une influence pratique.
(16) et (17) Le renoncement se fit dans une assemblée extraordinaire de tous les syndicats de Barcelone et de Catalogne le 20 ou le 21 Juillet. La question de la « dictature anarchiste », de la réalisation du communisme libertaire fut posée par García Oliver et repoussée par l’assemblée. Curieusement personne parmi les historiens ne cite cette réunion.
(18) Comme nous venons de le voir, ce ne sont pas des individus, mais un ensemble de militants qui prit, sans demander aux non-anarchistes leur avis, une décision. Il reste qu’ensuite García Oliver, Santillán (Durruti), les « notables », comme le dit gauchement Peirats, allèrent chez le président du gouvernement catalan.
(19) La Généralité était le nom du gouvernement catalan qui avait une certaine autonomie depuis 1931 et qui officiellement avait sa langue, ses lois, ses députés, etc.
(20) Companys, président de la Généralité, et son gouvernement étaient ainsi qualifiés par l’organe de la C.N.T. de Barcelone Solidaridad Obrera : « ... la tarte à la crème et les bonbons pour la droite » (16-5-1936, page 1).
(21) « Totalitaire » dans le langage de l’époque voulait dire : dans toute son ampleur, totalement. Il n’y a aucune référence à la doctrine marxiste et son application. On trouve de nombreux autres emplois dans le sens indiqué : « Nous pensons qu’un projet de collectivisation doit contenir un sentiment totalitaire dans son programme... » Federación de la Industria Textil Material de Estudios, sans date (début 1937). Il reste que Peirats, d’après le contexte, l’emploie dans le sens de « dictature ».
(22) C’est Gilabert qui, pensons nous, l’affirmait, ainsi : « Bien sûr, l’anarchisme, en Espagne, a changé de direction. Il a rectifié tout ce qu’il avait de négatif. » Tierra y Libertad de Barcelone, 5-11-1936, n° 42, page 8.
(23) « ... les circonstances, presque toujours supérieures à la volonté humaine, bien que déterminées par elle, ont défiguré la nature du gouvernement et de l’Etat espagnols » (éditorial de Solidaridad Obrera, 4-11-1936, page 1). « Ce que la guerre impose : la C.N.T. au gouvernement de la Généralité », grands titres de Solidaridad Obrera, 18-12-1938, page 1.
(24) Il n’est pas nécessaire d’accabler un militant qui a prouvé et prouve qu’il est toujours de valeur, alors que sa conduite a été celle de la majorité. Car malgré les nombreuses critiques et les protestations et les incidents dans le milieu anarchiste de 1936 à 1939, il faut reconnaître que le courant général des militants (trop disciplinés ?) suivit les directives d’en haut, du bureau de la C.N.T.
(25) Ceci est exact, les premiers mots d’ordre furent : « Retour au travail » (Solidaridad Obrera, 25-7-1936, page 2 ; 26-7-1936 ; 28-7-1936, page 4 ; 31-7-1936, page 8) et « Halte au pillage » (Solidaridad Obrera, 30-7-1936).
(26) Exact : le Boletin de Informaciôn A.I.T.-C.N.T.-F.A.I. du 27-7-1936, page 1, cite l’intervention du consul anglais porteur d’une liste d’établissements à ne pas réquisi-tionner qui fut acceptée par le secrétaire du comité régional de la C.N.T. de Catalogne (Mariano R. Vázquez).
(27) Il est injuste de dire que c’était une obsession. C’était le moyen de survivre pour ne pas être écrasé par la propagande communiste, ce qui était une annonce de l’écrasement physique : « Pour ce qui est de la Catalogne, la liquidation des éléments trotskistes et anarcho-syndicalistes a déjà commencé, et elle sera continuée avec la même énergie qu’en U.R.S.S. » Pravda de Moscou, 17-12-1936.[citation fausse, voir Mintz L’autogestion dans la révolution espagnole, p. 218] La guerre civile espagnole, pour l’anarchisme, a été un combat sur deux fronts Franco et Staline.
(28) Pour les mêmes raisons tactiques qui les avaient conduits au gouvernement, ils se turent, mais on trouve parmi eux des critiques très sévères : « Dans la pratique de la politique et du gouvernement, nous étions des novices, des apprentis, des nouveaux- venus qui allaient se casser le nez... » Juan López, conférence du 27-5-1937 après la sortie du gouvernement, publiée en brochure pendant la guerre.
(29) “ Nous renonçons à tout sauf à la victoire “ (citée plus loin dans le texte).
(30) Exact. Il y avait trop de critiques, Peirats lui même était alors parmi eux.
(31) Tellement impopulaire que la « Colonne de Fer » arrêta les ministres et tenta de les fusiller (Thomas, La guerre civile espagnole, chapitre 38, livre pro-franquiste dans bien des aspects). La Colonne de Fer était formée d’anarchistes sûrs et solides idéologiquement. C’est un des incidents auxquels nous faisons allusion dans la note 25.
(32) Là encore, Peirats est emporté par la polémique et oublie la réalité dans son contraste. Il faut lire et comprendre : les luttes internes furent si vives qu’elles nuisirent considérablement au déroulement de la guerre.
(33) Allusion au livre De Companys a Indalecio Prieto. Documentación sobre las industrias de guerra de Cataluña, Buenos Aires, 1939, 91 pages. On ne peut le consulter que dans des archives privées.
(34) Exact. Le 7 mai : fin des journées de mai ; le 16, démission du cabinet Largo Caballero.
(35 et 36) Début avril 1938, Indalecio Prieto abandonna le gouvernement ; socialiste, : était écoeuré par les communistes (après avoir bien collaboré avec eux) et pensé que seules des négociations pouvaient sauver la république. Pour colmater ce départ on pensa aux anarchistes, qui réacceptèrent, et Segundo Blanco devint ministre.
(37) A la fin de la guerre (les bonnes idées finissent par se concrétiser), les non -communistes dirigés par Cipriano Mera - vainqueur de la bataille de Guadalajara avec el Campesino - et Casado - socialiste - attaquèrent les communistes. Il y eut quelques milliers de victimes. Ils traitèrent avec Franco qui exigea que Madrid lui fût livré sans embat, ce qui fut fait. Ensuite, bafouant les accords, les exécutions commencèrent, Casado inclus [erreur, il partit en Angleterre] (Mera fut gracié et vit maintenant à Paris). Cette stupide action politique, trop tardive et désormais inutile, illustre une petite phrase passée inaperçue, même et surtout chez son auteur Mariano R. Vázquez : « Interventionnisme étatique est égal à fascisme » (Solidaridad Obrera, 11-7-1936, page 8).
(37 bis) Date de l’attaque contre les communistes.
(38) Il nous semble qu’il s’agit plutôt de Léonise dans « L’Amant Libéral » de Cervantes.
(39) Peirats insiste sur le côté positif de la défaite (provisoire). Nous pensons que, de Spartacus à nos ,jours, ces défaites moralisantes n’ont pas la force et l’effet d’une victoire. Une victoire acquise, sans bafouer nos principes moraux, est difficile, mais, par exemple, les mouvements insurrectionnels espagnols que Peirats condamne dans cet article et où il a décrits dans son livre sur l’histoire de la C.N.T. présentaient un début de solution accordant à tous (gardes civils compris) le droit de vivre dans la nouvelle société (voir la brochure de Macario Royo Cômo implantamos et Comunismo Libertario en Mas de las Matas (Bajo Aragón), Barcelona, 1934, page 18 et 19).
(40) Le camp de Mathausen fut construit par et pour les antifascistes espagnols, qui, ne l’oublions pas, ont été les adversaires des nazis.
(41) Cet adjectif ridicule discrédite la collectivisation agricole, fort différente malgré certaines tendances simplistes, voir Noir et Rouge, n° 31, 32, 33.
MISES AU POINT SUR DES NOTES
C’est sous ce titre que le camarade José Peirats publie dans Presencia, numéro 7, quelques pages qui sont une réponse directe aux notes que nous avions mises à la traduction de son article. Nous sommes heureux du ton sympathique, de la précision et de l’objectivité de ces « mises au point » qui éclairent de nombreux faits. Puissent toutes les discussions être aussi fructueuses et amicales.
Dans le numéro 36 de la revue Noir et Rouge (décembre 1966), j’ai vu une traduction de ma réponse à l’enquête de Presencia (numéro 5), mitraillée de notes en bas de page. Je ne me propose pas de réfuter mon annotateur anonyme, mais d’éclairer certaines affirmations - de ma part ou de la sienne - autant qu’il m’est possible au fil de la plume. Je suis touché du fait que Noir et Rouge ait livré mon travail à l’examen de ses lecteurs ; mais les annotations en question peuvent les induire en erreur Je ferai donc, à mon tour, des notes autant que le demande le cas.
L’annotateur (note 1) met en doute mon affirmation selon laquelle cer-tains militants connus échappaient parfois à toute dépendance organique. Lorsque je me rapportais à García Oliver, Ascaso et Durruti, j’avais en tête, entre autres, ce cas concret : en 1933, après l’échec de la tentative insurrectionnelle du 8 janvier, quelqu’un demanda des explications au sein de la Fédération locale des Groupes Anarchistes de Barcelone. La réponse fut que Ascaso, Durruti et García Oliver n’étaient pas contrôlés par la F.A.I. J’eus personnellement la confirmation de cette réponse stupéfiante lorsqu’en 1934 (c’est-à-dire l’année suivante), je fus secrétaire général de cette Fédé-ration. En effet, ces camarades n’appartenaient à aucun des groupes contrô-lés par la F.A.I. en Catalogne. Et, cependant, c’étaient eux qui parlaient à la tribune au nom de l’organisation spécifique. Le lecteur trouvera l’explica-tion dans un livre que vient de publier Ricardo Sanz. Je me refère à El Sindicalismo y la Política. Ce livre est destiné à mettre en valeur les activités du groupe « Los Solidarios », qui était une sorte de noyau autonome dans le sens le plus large du mot. Les camarades cités appartenaient à ce groupe.
Je n’ai pas voulu simplifier la tactique révolutionnaire de Bakounine, comme on me le reproche dans la note 2. En tout cas, ces camarades la simplifièrent, eux qui, pour la période dont nous parlons, faisaient une révolution par an (parfois deux), sous l’invocation de Bakounine, plus simplifiée chez chacun d’eux.
On met en doute mon appréciation (note 3) selon laquelle les mouve-ments insurrectionnels de 1933 manquaient de base populaire. Pour me corriger, on a recours aux reportages que publia Eduardo de Guzmán dans La Tierra de Madrid, qui étaient euphoriques de façon journalistique par néces-sité et même par déformation professionnelle. J’en profite pour dire que le directeur de La Tierra était un certain S. Cánovas Cervantes et non Eduardo de Guzmán. Ce dernier devait diriger, pendant la guerre, le journal confédéral Castilla Libre. Je ne connais pas l’article de Miguel Foz, mais je suis en mesure de connaître l’esprit de sacrifice de nos camarades pour s’enrôler dans des aventures chevaleresques, en sachant souvent leur caractère stérile. Mais, de cette immolation volontaire et personnelle, jusqu’à un mouvement d’envergure populaire, il y a une distance respectable. Il est clair que ce facteur populaire décisif n’a pas joué, loin de là, dans les mouvements insurrectionnels que nous mentionnons.
L’insertion dans mon article d’extraits du manifeste des « Trente » ne fut pas faite pour mettre en évidence la tendance de Durruti, comme l’affirme mon annotateur. Ce fut comme base critique et de confrontation des thèses en présence. Et on me permettra ici une autre hérésie : dans ce qu’on a appelé le « trio de la bencina », Durruti n’était pas l’homme moteur ni l’éminence grise, mais l’impulsion et la générosité débordante. Les autres rôles revenaient plutôt à Ascaso, pour sa froide perspicacité et à García Oliver pour sa fantaisie emportée et emportante. Un autre éclaircissement est que Pestaña ne fut pas le fondateur d’un « parti anarchiste », mais du Parti Syndicaliste politique.
On me reproche également (note 6) de ne pas donner la parole aux représentants de la tendance faiste. Mon annotateur le fait en faisant parler Federica Montseny. Or, Federica Montseny n’appartenait pas à la F.A.I. à cette date et, sans doute, pas non plus à la C.N.T. Tant que le Syndicat des Professions libérales ne fut pas réorganisé, il était difficile de pouvoir entrer dans notre organisation, si on n’était pas salarié.
Un autre éclaircissement très important (à la note 7) est que le terme « nosaltres sols›, employé par V. Orobón Fernández dans son fameux réquisitoire sur les principes, en 1934, ne s’adressait pas aux anarchistes catalans. Il est imaginaire de vouloir déduire de cette phrase qu’il y avait une guerre civile entre les anarchistes catalans et castillans pour des questions de régiona-lisme. La phrase fait allusion à un préjugé dans certains niveaux de l’anar-chisme espagnol, qui consiste à un exclusivisme révolutionnaire se suffisant à lui-même.
Il faut éclairer la note 9, noblesse oblige. Il est certain que Largo Caballero collabora à la dictature de Primo de Rivera en tant que conseiller d’Etat. De là à en faire un partisan de cette dictature, c’est un excès de zèle, nous semble-t-il. Il n’est pas non plus exact qu’il s’est attribué lui-même le titre de Lénine espagnol. Plusieurs sources sont d’accord sur le fait que Caballero a découvert Lénine lors de son dernier séjour en prison. Le titre fut un cadeau des communistes : un cadeau empoisonné, comme tous les leurs.
Ce fut García Oliver qui se prononça pour la prise du pouvoir dans une conférence publique qu’il donna au Syndicat du Bois de Barcelone en janvier ou février 1936. Il avait fait aussi cette affirmation à une réunion très restreinte de notables qui avait eu lieu auparavant dans un des bureaux de la rédaction de Solidaridad Obrera. Parmi les notables qui étaient à la réunion, je me souviens de Pedro Herrera. Santillán, Liberto Callejas et peut—être J. J. Domenech. Cette réunion avait pour objet la convocation d’une conférence régionale de syndicats de Catalogne pour éviter une campagne antiélectorale comme celle qui en novembre 1933 fit perdre les élections à la gauche (1). On était à la veille des élections du 16 février et il y avait des milliers de prisonniers à cause des événements d’octobre 1934. Pour plau-sible que soit l’intention, il n’empêche que le conciliabule se faisait aux dépens de l’Organisation. De là sans aucun cloute partit la convocation d’une conférence qui, en effet, recommanda une campagne anti-électorale modérée ; telle-ment, qu’elle eut à peine lieu.
On pourra sans doute se demander comment se fait-il que moi, qui ne participais pas à la réunion, je sois si bien informé. J’étais à l’époque rédac-teur de nuit à Solidaridad Obrera et j’occupais le bureau à coté. Les bureaux n’étaient séparés que par de simples paravents de bois, avec le même plafond. De plus, le camarade Liberto Callejas allait et venait d’un bureau à l’autre pour commenter avec moi le déroulement de la réunion. Il était scandalisé en me répétant les affirmations de García Oliver.
Je ne me rappelle pas exactement quand et où Federico Urales prononça sa phrase osée : « Dictature pour dictature, la nôtre d’abord. » En tout cas, dans Solidaridad Obrera du mardi 29 septembre 1936, il publia un article où, tout en justifiant la tactique circonstancialiste politique, il se décla-rait partisan de la dictature du prolétariat. Je n’ai pas le texte sous les yeux, mais ce que j’indique est une bonne référence.
Pour la mise au point des notes 16 et 17, je me vois obligé de m’étendre un peu plus. J’ai écrit dans mon article de Presencia : « Le renoncement se faisait précisément au moment où un groupe de notables de la C.N.T. F.A.I. était allé à la Généralité écouter les flatteries que le président Com-panys eut soin de leur prodiguer. Pour l’historien, ce groupe de notables, au bout d’un court intervalle, entra comme vainqueur et sortit comme vaincu. »
Mon annotateur écrit à son tour : « Le renoncement se fit à une assemblée extraordinaire de tous les syndicats de Barcelone et de Catalogne, le 20 ou le 21 juillet. La question de la dictature anarchiste, de la réalisation du communisme libertaire fut posée par García Oliver et repoussée par l’as-semblée. Il est curieux que personne parmi les historiens n’ait cité cette réunion. »
Pour le cas où je serais un de ces historiens, je peux assurer que je n’ai jamais eu entre les mains aucun texte touchant cette assemblée. Mais la mention d’« assemblée extraordinaire » est très significative. Elle indique que ce fut une réunion de militants au niveau régional, et non un plenum régulier avec un ordre du jour régulier à discuter régulièrement par les syndicats ; que ce ne fut qu’une réunion d’information à base de représentants des fédérations, sans attribution pour se prononcer. De tels plenums eurent lieu souvent à cette époque. Le premier plenum que l’on pourrait considérer comme régulier fut celui des syndicats de Catalogne à Barcelone le 24 sep-tembre 1936.
Mon annotateur se réfère sans doute à ce qu’affirme Mariano R. Váz-quez dans le rapport du Comité national de la C.N.T. au congrès de l’A.LT. en décembre 1937. Dans ce rapport, Vázquez écrit ce qui suit :
« Le 21 juillet 1936 eut lieu à Barcelone un plenum régional de fédéra-tions locales et sous-régionales convoqué par le Comité régional de Catalogne. La situation était analysée et on décidait à l’unanimité de ne pas parler de communisme libertaire tant que nous n’avions pas conquis la partie de l’Espagne qui était au pouvoir des factieux. Le plenum décidait, par conséquent, de ne pas faire de réalisations totalitaires, car on se trouvait devant un problème : imposer une dictature, annulant violemment tous ceux - gardes ou militants d’autres partis - qui avaient collaboré le 19 et le 20 juillet au triomphe sur les forces soulevées ; dictature qui, d’autre part, serait étouffée de l’extérieur même si elle s’imposait de l’intérieur. Le plenum décida de collaborer et de former, avec le vote de tous, sauf la fédération régionale du Bajo Llobregat, avec tous les partis et organisations, le Comité de Milices Antifascistes. La C.N.T. et la F.A.I. y envoyèrent leurs représentants par déci-sion de ce plenum. »
On voit donc confirmé officiellement qu’il ne s’agissait pas d’une réunion de syndicats, mais de comités locaux et sous-régionaux. En somme, un plenum de comités. Le second aspect est que le plenum décida que la C.N.T. F.A.I. participerait au Comité de Milices Antifascistes que, comme nous le ver-rons, Companys avait suggéré. Le troisième aspect à retenir est la date du plenum. Mariano R. Vázquez affirme qu’il eut lieu le 21 juillet. Et il devait le savoir puisqu’il était alors secrétaire général de Catalogne. Si mon annotateur ne m’avait pas supprimé dans la traduction deux grands paragraphes, sous prétexte que je polémise, alors que tout mon article pourrait être consi-déré comme polémique, nous saurions que le Comité de Milices Antifascistes fut formé le 21 juillet aussi ; c’est-à-dire immédiatement après la fin du plenum. Preuve évidente de ce que tout était préparé pour que les délégués donnent simplement leur accord.
Voyons ce qui se passa lors de la fameuse entrevue avec Companys. C’est García Oliver lui-même qui la décrit dans un article publié dans Solidaridad Obrera le 19 juillet 1937 (c’est-à-dire un an après). L’entrevue eut lieu le 20. García Oliver écrit qu’à l’appel du président Companys, ils arrivèrent à la Généralité « armés jusqu’aux dents, dépoitraillés et sales de poussière et de fumée ». Ils arrivaient donc de la barricade. Le président les reçut debout, les salua en vainqueurs et regretta les avoir persécutés « jusqu’à avant-hier (c’est-à-dire le 18 juillet). Nous sommes, donc, le 20 juillet.
Companys continua à parler pour leur dire que la C.N.T. était maîtresse de Barcelone ; et que s’ils n’avaient pas besoin de lui comme président, il se retirerait pour devenir un simple soldat dans la guerre contre le fascisme. Au contraire, s’ils croyaient que lui et son parti pouvaient leur être utiles, dans l’autre salon se trouvaient réunis tous les représentants des partis antifascistes. Companys s’offrait à présider la réunion, afin de former " un organe capable de poursuivre la lutte révolutionnaire pour assurer la victoire. »
Nous - dit García Oliver -. nous avions été appelés pour écouter. Nous ne pouvions rien promettre. C’était à nos organisations de décider. Mais la vérité est qu’ils acceptèrent de se réunir avec des éléments politiques, parmi lesquels se trouvaient Andrés Nin et Juan Comorera, alors qu’il aurait été nor-mal de ne prendre aucun contact tant que l’Organisation ne s’était pas pro-noncée sur le fond du problème posé.
Enfin, mon annotateur affirme que dans l’assemblée ou plenum du 21, García Oliver posa la question de la dictature anarchiste ou du communisme libertaire et qu’il ne fut pas suivi par l’assemblée. J’affirme que s’il le fit, ce fut sans conviction, convaincu plutôt de ce que la dictature anarchiste n’avait que l’échec devant elle. Il posa le dramatique dilemme pour mieux appuyer son option collaborationniste. On renonçait donc à la main de Doña Léonore, comme Ce personnage de la comédie « La pata de Cabra ». En réalité, Doña Léonore y avait déjà renoncé avec ses éclats répétés. García Oliver confirme ce trait de comédie en écrivant avec arrogance : « La C.N.T. et la F.A.I. décidèrent la collaboration et la démocratie, en renonçant au totalitarisme révolution-naire, qui aurait conduit à l’étranglement de la révolution par la dictature confédérale ou anarchiste. >
Je ne crois pas nécessaire de m’occuper du reste des 41 notes. Mais il faut dire qu’après le 19 juillet, la plupart des militants partirent au front, peu-plèrent les nombreux organismes confédéraux ou officiels, ou allèrent aux villages et dans les petites villes de l’intérieur pour prêcher le nouvel évangile de la collectivisation. La direction des syndicats fut peuplée d’éléments inédits en rien ou peu exigeants, selon les pratiques organiques traditionnelles. Les militants vétérans placés dans les charges officielles, le commandement de l’ar-mée et les comités supérieurs de la C.N.T.-F.A.I. n’avaient pas tellement intérêt à ce que la tradition fédéraliste se continuât. Il était facile de convaincre les inédits en question de la nécessité de donner une plus grande souplesse à la manœuvre organique, vu les exigences dramatiques de la guerre ; de leur faire comprendre que pour suivre le rythme qu’imposait la collaboration avec les partis politiques, il fallait les imiter dans leurs procédés centralistes. Et il était aussi facile de réduire les quelques « Peaux-Rouges » (2) irréductibles par des contraintes manifestes, des manœuvres répétées et des menaces. Les initiatives commencèrent à partir d’en haut. Il y avait plus d’assemblées d’in-formation que de plenums. Et ces derniers ne pouvaient faire autre chose que de débattre de faits accomplis. Notre sens démocratique si particulier devint rare. Ce fut là, la sanction de la collaboration avec les politiciens, patronnée par le groupe des notables, le 21 juillet. Il fallut ainsi s’incliner devant la collaboration au gouvernement. Il fallut ainsi capituler devant le Comité exécutif du Mouvement libertaire. Il fallut ainsi accepter le « cessez-le-feu > lors de la provocation stalinienne des événements de mai.
Tout en acceptant le fatalisme de certains faits, il n’est pas moins certain que le mouvement libertaire manqua d’imagination, en sautant d’un bond d’une position révolutionnaire enragée au pôle extrême de la collaboration dans la mission réactionnaire de l’Etat. Ce terrible saut fut une question d’heures.
José PEIRATS.
(1) N.D.L.R. : Voir « N. et R. » numéro 29, « Les élections ».
(2) N.D.L.R. : Surnom des anarchistes : rouge (la peau), noir (les cheveux).