Michel Bakounine (à propos de quelques livres)

mercredi 4 juillet 2007, par Mitev Todor, Noir et Rouge

Théo (=Todor Mitev, voir la biographie) était un lecteur avisé et expert de Bakounine.

Ces remarques sont encore fort utiles aujourd’hui. D’où cet ensemble tité de Noir et Rouge n°34, juin 1966 et n°36 décembre 1966 sur des essais d’Arvon, Munoz, Guérin, etc.

Michel Bakounine

A propos de quelques livres récents

Depuis quelques années, nous n’avons ici rien publié sur Michel Bakounine ; pourtant, il a été très souvent cité dans nos numéros plus anciens. Cela ne prouve pas que nous avons cessé de l’étudier, mais on nous a signalé de plusieurs côtés des travaux en cours analogues, et pour éviter un « double emploi » nous avons préféré consacrer le peu de pages que nous avons ici à d’autres sujets.

Quelques publications annoncées sont en effet sorties, et nous pouvons reprendre aujourd’hui la question. Nous avons souvent regretté le manque de textes sur Bakounine qui entraînait une grande méconnaissance de cet auteur, une partie de cette insuffisance est enfin comblée : Bakounine ou la vie
contre la science
, par Henri ARVON (éd. Seghers, 1966), Bakounine, La Liberté, par François MUNOZ (éd. Pauvert, 1965), Michel Bakounine, aspects de son oeuvre, par Hem Day (éd. Pensée et Action, 1966), Ni dieu ni maître, anthologie historique du mouvement anarchiste avec la collaboration de Daniel GUERIN (éd. de Delphes, 1966) (chapitre sur Bakounine p. 163 à 273), L’anarchisme par Daniel GUERIN (éd. Gallimard, 1965), et Marxisme et Anarchisme, en russe, Cours de la Faculté de Droit de Moscou, par Mme N. S. PROSOROVA (1961) (nous avons traduit, mais pas encore publié, la 3° leçon sur Bakounine).

Avant de nous arrêter sur chacun de ces ouvrages, il me semble nécessaire de faire quelques remarques générales pour éviter de les répéter à chaque livre.

L’oeuvre de Michel Bakounine, dont le souvenir a été entretenu pendant longtemps par uniquement quelques « fidèles », commence à déborder ce petit cercle, et s’offre à des recherches et des études plus vastes, ce qui ne peut que nous réjouir. Cela correspond à un intérêt plus grand pour l’anarchisme en général qui se manifeste ces derniers temps. Mais comme tout ce qui a été écrit et continue d’être écrit sur Bakounine ainsi que sur l’anarchisme est toujours discuté et discutable, polémique et passionné, certains milieux anarchistes sont un peu agacés par cette introduction d’éléments extérieurs « dans notre milieu familial », trop sensibles à quelques remarques désobligeantes, trop exigeants pour les autres (sans pour autant l’être pour eux-mêmes). Il me semble que quelques critiques dans un climat non passionné nous permettront de voir les problèmes d’une manière plus objective et nouvelle. Je préfère personnellement la discussion au silence qui a longtemps recouvert tout ce qui touchait à l’anarchisme.

Bakounine s’est battu passionnément toute sa vie contre tout dogmatisme religieux, politique, économique. Il ne faut donc pas lui faire l’injure de juger son propre exemple d’un point de vue dogmatique.

La révolution est un instinct plutôt qu’une pensée, c’est comme instinct qu’elle livre ses premières batailles. Voilà pourquoi les philosophes, littérateurs et politiciens qui ont leurs petits systèmes tout faits et s’évertuent à serrer dans des formes et des limites déterminées cet océan sans bornes, s’avèrent tout aussi sots et débordés. (Bakounine, avril 1848 - Arvon, p. 66.)

Il n’a jamais voulu constituer un schéma théorique (il disait « métaphysique »). Il n’a énoncé que quelques principes de base d’après l’expérience de sa vie, ainsi que de la vie en général qu’il a analysée avec une étonnante puissance. Rappelons-nous les diatribes enflammées qu’il a adressées aux socialistes doctrinaires (les marxistes) et aux socialistes utopiques (Saint Simon, Fourier, etc.). Rappelons aussi la colère qu’il a eue lorsque les révolutionnaires venus de Russie le traitèrent de maître à penser pour la jeunesse russe...

Michel Bakounine a appliqué cet esprit anti-dogmatique à l’évolution de ses propres idées. Nous avons ainsi un exemple presque unique de capacité d’évolution ; il a parcouru un chemin intellectuel vertigineux, capable de vérifier chaque fois ses positions d’une part devant les faits de la réalité, d’autre part devant l’intransigeance et l’honnêteté de son intelligence, de critiquer ses positions d’hier, de faire un pas en avant. Il est utile de rappeler les différentes étapes de son chemin : noble, officier, mystique chrétien, métaphysicien (Fichte, Schelling, Hegel), panslaviste, révolté pur, militant de la libération nationale, appelant le tsar à libérer la Russie, conspirateur, matérialiste acharné, athée confirmé, socialiste anti-autoritaire, internationaliste, anarchiste... Le tableau
devient encore plus compliqué car Bakounine n’était pas seulement un intellectuel qui cherchait, mais un révolutionnaire qui essayait toujours d’agir, d’entraîner les autres : il voyait le levain révolutionnaire chez les étudiants russes, chez les paysans russes, dans la gauche intellectuelle allemande, chez les proscrits de tous les pays, les communistes de Weitling, les théoriciens de toutes parts, les ouvriers parisiens de 48, les combattants slaves de Prague, les révolutionnaires comme Netchaev, les franc-maçons, les internationalistes de la Première Internationale, etc. (1)

Il serait très facile, très injuste et très faux de ne présenter qu’un seul aspect de ce cheminement car Bakounine offre l’accès à toutes sortes de critiques, de compréhensions limitées. Il en était de même de son vivant - quand Herzen en 1839-40 a bousculé les rêveries métaphysiques et conservatrices du cercle de Stankévitch ; Bakounine a quitté ces « rêveries » au grand étonnement de Biélinski ; en 1867, Bakounine rompra avec Herzen qui n’était pas capable de
quitter le monde bourgeois et libéral. Il faut donc avoir constamment en vue cette évolution et cette contradiction dialectique si l’on veut saisir le vrai visage, la vraie valeur de Bakounine. Ainsi, la période anarchiste de Bakounine ne comprend que les dix dernières années de son existence, à partir de son entrée dans l’Internationale et de son discours du 10 septembre 1867 (Fédéralisme, Socialisme, ntithéologisme) au Congrès de la Ligue de la Paix. Chaque fois qu’on parle de ses écrits, qu’on fait une citation, il faudrait la situer chronologiquement (c’est pourquoi d’ailleurs nous avons publié dans le Bulletin n° 12, janvier 1966, de CIRA (2) « Eléments pour la bibliographie chronologique de Michel Bakounine ».

I. - Bakounine - La vie contre la science - Arvon

Henri Arvon vient de publier chez Seghers, dans la collection « Philosophes de tous les temps » Bakounine, ou la vie contre la science (avril 1966). Ce livre comprend 90 pages d’un choix de textes de Bakounine, et environ autant de pages de préface, commentaire d’Arvon. Le choix des textes est relativement bon, bien que forcément incomplet et en partie arbitraire ; il recoupe le plus souvent le travail analogue qu’a fait Munoz.

Arvon a déjà publié des études sur l’anarchisme (« Que sais-je ») et sur Max Stirner (P.U.F. ), mais il nous semble exagéré de le considérer ainsi que l’écrit Seghers « comme un grand spécialiste des questions de l’anarchisme ». D’autant plus que, en ce qui concerne Bakounine, ses connaissances restent assez superficielles et ses conclusions sont un peu hâtives.

Le sous-titre de son livre est un paradoxe : si Bakounine a préféré la vie à la science (ce qui est vrai, mais vis-à-vis d’une certaine science), ce n’était pas un philosophe, tout au moins dans le sens généralement admis. Arvon a raison
lorsqu’il dit que « Bakounine a mangé le fruit de l’arbre du savoir philosophique », car dans sa jeunesse il voulut faire le professorat de philosophie et connaissait (comme l’a dit Engels) Hegel et sa dialectique, la philosophie allemande en général qui gagnerait, pensait-il, à se mettre à l’école du socialisme français. Mais c’est précisément parce qu’il avait cette formation philosophique qu’il a pu dépasser la philosophie formaliste, spéculative, abstraite et métaphysique en essayant d’appliquer ces connaissances fondamentales dans la réalité et dans la lutte sociale de tous les jours. Arvon signale que Marx aussi s’est détaché « de la philosophie, décidé de passer de la pensée à l’action », mais ce qu’il ne signale pas, c’est que Marx s’est arrêté à mi-chemin dans cette tentative et qu’il a stérilisé, dogmatisé, schématisé la pensée sociale par sa prétention scientifique (et sa vanité personnelle) ; c’est ainsi qu’après une brève flambée de recherches plus originales pendant la Révolution et immédiatement après, les publications en URSS sont devenues d’une pauvreté lamentable malgré les innombrables Instituts Marx-Engels - ce n’est que manie de citation, de servilité, de répétition (la pensée socialiste conserve uniquement en dehors des pays à pouvoir communiste une certaine vitalité). Il est évident que le phénomène du pouvoir joue le plus (De Gaulle aussi a toujours raison), mais compte aussi la responsabilité de Marx lui-même dont la doctrine manque précisément de vie, et dont la dialectique ne sert plus à pousser de l’avant mais à justifier les pires injustices...

Enfermer Bakounine dans un cadre uniquement philosophique a entrainé Arvon vers deux autres erreurs : mettre l’accent sur le c jeune Bakounine » par opposition au « vieux Bakounine », c’est-à-dire négliger et nier sa valeur anarchiste qui se situe justement à la fin de son expérience, qui est son couronnement comme nous l’avons déjà signalé, et faire une analogie avec le « jeune Marx » qui eut, paraît-il, des tendances plus humaines dans sa jeunesse, alors que leurs évolutions sont complètement en sens inverse. Et deuxième erreur, opposer la méthode de Bakounine acceptée comme bonne, à l’ « élaboration de sa doctrine » considérée comme essentiellement naïve, contradictoire, insuffisante, alors qu’il nous semble au contraire que ce que l’on peut appeler sa « doctrine » était relativement juste parce que, entre autres, Bakounine a appliqué sa méthode (matérialiste, dialectique même, avec des correctifs biologistes, positivistes, relativistes) à l’analyse et la critique de la réalité et des autres doctrines, marxisme compris.

Il n’est en tout cas pas inutile que Arvon ait mis l’accent sur la méthode de Bakounine, car certains anarchistes ont la fâcheuse habitude d’oublier la valeur positive de cette méthode, d’isoler quelques conclusions sans essayer de comprendre la démarche de sa pensée et sa manière d’aborder les problèmes. Nous avons ainsi souvent un Bakounine aussi incomplet que celui d’Arvon. Sans pouvoir aborder ici maintenant ce problème, il nous semble que ce qui caractérise Bakounine, en plus du refus de tout dogmatisme et de sa capacité d’évolution que nous avons déjà vus, c’est sa recherche constante de la liberté, sa conviction que dans la lutte sociale les solutions partielles ne serviront que les capitalistes (d’où la nécessité d’une Révolution), son collectivisme, son internationalisme, sa lutte contre la bourgeoisie, même libérale, même F.M., sa fidélité aux classes opprimées (la classe ouvrière et la classe paysanne), son désir de participation de la masse à la gestion et às la vie sociale, son refus de la dictature, même de celle « du prolétariat », son matérialisme, etc. Toutes les conceptions et toutes les solutions de Bakounine ne nous semblent évidemment pas entièrement valables aujourd’hui, et il ne faut donc pas avoir une attitude idolâtre, mais on ne peut non plus laisser sans réponses certaines fausses interprétations, encore moins des calomnies.

En dehors du fait que l’étude philosophique de Bakounine est moins riche et moins originale chez Arvon que chez, par exemple, B-P. Hepner (" Bakou-nine et le panslavisme révolutionnaire », éd. Rivière, 1950), nous avons relevé certains points qui doivent être discutés.

Arvon parle à plusieurs reprises de « l’aspect farfelu, anachronique, par certain côté réactionnaire » de Bakounine (p. 6 par exemple). A la p. 10, il va plus loin : « ce Protée mystique et impie, libertaire et « fasciste » avant la lettre, ( internationaliste et chauvin »... (les guillemets à « fasciste » sont dans le texte). Nous avons nous aussi souligné les contradictions qui existent chez Bakounine, et qui sont évidentes, mais Arvon ne voit que des contradictions, car il ne connaît pas le sujet dont il parle parce que subjectivement ou objectivement il ne veut pas ou ne peut pas le comprendre. Il écrit l’histoire comme « France-Soir » ou « Occident-Université ». Ce n es pas sérieux, il faut commencer par le commencement : qu’est-ce que le fascisme ? Si la nouvelle génération ne le connaît pas bien, ce qui est difficilement pardonnable, notre génération le connaît trop bien. Et n’y a-t-il pas, parmi les traits essentiels du fascisme : le culte de l Etat, le dirigisme d’Etat, le culte du chef, la soumission, la discipline, le refus de la liberté, l’impérialisme, l’harmonie sociale et nationale, etc. Une étude même superficielle ne montre-t-elle pas que les traits essentiels de Bakounine sont à l’opposé de ceux du fascisme ? Il semble donc qu’un philosophe et un historien puisse ne connaître ni la logique, ni l’histoire presque contemporaine...

On peut trouver quelques excuses, ou plutôt quelques « circonstances atténuantes » pour Arvon dans sa compréhension partielle de Bakounine dans le fait que la participation de celui-ci aux luttes clandestines d’une part, et certains passages de sa « Confession » d’autre part, pris isolément, peuvent fausser les problèmes surtout dans une étude de compilation. Il faut donc discuter les points suivants : les contradictions entre la vie de Bakounine, ses principes,et son écrit Confession, l’utilité d’une action clandestine, l’attitude révolutionnaire individuelle, et la pratique des sociétés secrètes.

La Confession de Bakounine sur laquelle se base exclusivement Arvon, a été publiée en russe en 1921 et en français en 1932, et donna lieu à une polémique importante (Arvon cite le travail de Brupbacher et Nettlau). Rappelons ici que cette Confession lui fut demandée par le tsar alors qu’il était en réclusion à perpétuité, en cellule dans la forteresse Pierre et Paul ; il usera donc de ce « subterfuge pour survivre » (Hem Day - qui consacre 10 pages à ce sujet dans son livre Michel Bakounine, aspects de son oeuvre) : le tsar des Russes ne pouvait être sensible qu’à son côté russe (il ne donna d’ailleurs aucune suite à cette requête). Rappelons aussi que dans une lettre de Sibérie, du 8 déc. 1860, adressée à Herzen, Bakounine souligne qu’il n’a trahi personne et que ses
« aveux » ne furent pas faits devant un tribunal public ; il ajoute : « dans ce cas, j’aurais le devoir de rester dans mon rôle jusqu’au bout ». Enfin, à Léningrad en 1925, A. Kornilov a publié dans « Années de voyage de Michel Bakounine » le texte que Bakounine réussit à passer à sa soeur Tatiana en 1853, dans lequel il se pose la question « si je dois attendre encore dans l’espoir de pouvoir me rendre utile selon les idées que j’avais, selon les idées que j’ai encore et qui seront toujours les miennes, ou si je dois mourir » ; Hepner qui rapporte ces lignes (p. 286 de son livre) y ajoute la note suivante : « sur la ruse dans la tactique révolutionnaire voir Lénine dans La maladie infantile du communisme de 1917.

Parce que dans sa Confession Bakounine a mis l’accent sur son sentiment slave et même russe, Arvon en tire la conclusion du chauvinisme de Bakounine (la question de son panslavisme a déjà été traitée par Hepner). Nous renvoyons le lecteur ainsi qu’Arvon aux pp. 190-195 de Ni dieu ni maître (éd. Delphes) où sont reproduits deux textes écrits environ en même temps : « Appel aux Slaves » de Bakounine (fin 1848) et la réplique de Marx et Engels. Bakounine écrit :

En deux camps est partagé le monde. Ici la révolution, là la contre-révolution... C’est un devoir sacré, pour nous tous soldats de la Révolution, démocrates de tous les pays, d’unir nos forces, de nous entendre et de nous grouper... Le bien-être des nations ne pouvait être assuré tant qu’il existerait encore, quelque part en Europe, un seul peuple courbé sous le joug... Arrière les limites étroites imposées de force par le congrès des despotes, selon les nécessités prétendues historiques, géographiques, commerciales, stratégiques !... Plus de guerre de conquête mais la guerre dernière, suprême, la guerre de la Révolution, pour l’affranchissement de tous les peuples... Vers la Fédération universelle des Républiques européennes...

Bakounine va plus loin - il met en garde contre une haine anti-allemande (l’armée autrichienne vient d’écraser le soulèvement de Prague auquel Bakounine a participé sur les barricades) : « Cette politique ne sera pas celle du futur peuple allemand, elle n’est pas celle de la Révolution allemande, de la démocratie allemande... » Et quelques mois après, sur les barricades de Dresde, il se solidarise effectivement avec ce peuple allemand en lutte, ce qui lui apporte des années de prison...

Rappelons aussi la phrase de Michelet : « Quand l’Allemagne sera Allemagne, ce Russe y aura un autel. »

Marx et Engels répondent dans « Neue Rheinische Zeitung » de janvier-février 1849, donc à peine quelques mois plus tard

Toutes ces petites nations impuissantes et chétives doivent en somme de la reconnaissance à ceux qui, selon les nécessités historiques, les attachent à quelque grand empire... Les Tchèques... n’ont jamais eu d’histoire... Et cette « nation » inexistante au point de vue historique exige l’indépendance ?... Il est inadmissible de donner l’indépendance aux Tchèques, car alors l’Est de l’Allemagne aurait l’apparence d’une miche
de pain rongée par des rats... Ces régions ont été complètement germanisées (il s’agit de la Pologne). La cause est entendue. Le résultat ne peut plus être mis en question... Que cette conquête fût dans l’intérêt de la civilisation, cela ne souffre pas de doute... Nous répondons que la haine des Russes est la première passion révolutionnaire des Allemands... La révolution ne peut être sauvegardée que par la pratique d’une terreur résolue contre les peuples slaves...
 »

(Voir Bakounine par Etienne Porges, 1946, pp. 53-56, éd. Aux Portes de France - dont nous avons déjà donné quelques extraits, Noir et Rouge, n° 7-8.)

L’équipe des éd. de Delphes rapporte encore quelques prises de position analogues : « Lutte impitoyable combat à mort avec les Slaves traîtres à la révolution, extermination, terrorisme sans égards, non dans l’intérêt de l’Allemagne, mais dans celui de la révolution »... (Texte de 1852, Ni dieu ni maître, p. 194).

Cette discussion au sujet de la Confession et du chauvinisme de Bakounine peut sembler un peu secondaire : la Première Internationale fut la meilleure manifestation de la solidarité internationale et prolétarienne, et Marx et Bakounine y ont également participé ; au lieu d’être constamment obligés de justifier l’un ou l’autre, il serait plus utile de rechercher pourquoi cette solidarité n’existe
plus actuellement, et comment essayer de la ranimer. Mais il fallait quand même rejeter les accusations gratuites et absurdes mais combien tenaces, qui empêchent d’arriver à une vraie discussion.

La question suivante présente un intérêt non seulement historique mais aussi d’actualité : elle porte sur le rôle et les possibilités révolutionnaires en général et celui et celles d’un révolutionnaire en particulier.

« Les rapports entre la masse et la minorité consciente forment un problème dont la solution n’a pas encore été pleinement trouvée, même pour les anarchistes, et sur lequel le dernier mot semble n’avoir pas été dit. » (Daniel Guérin, L’Anarchisme, p. 45)

Ce problème se pose donc non seulement à ceux des anarchistes qui se considèrent révolutionnaires, mais à tous les révolutionnaires, à tous ceux qui pensent que les demi-mesures et les compromis ne sont pas de vraies solutions, et qui essaient d’entraîner les masses et de les faire participer à leurs efforts plus radicaux. Mais ce serait un sujet trop vaste, et pour en revenir à notre discussion, l’exemple de Michel Bakounine, avec ses tâtonnements, ses découvertes et ses erreurs, est, dans ce domaine, des plus démonstratifs et des plus significatifs, non seulement à cause de sa personnalité, mais aussi à cause des conditions objectives et historiques de son milieu et de son temps (sans nous arrêter sur l’explication si... littéraire et raciste de ce qu’on appelle l’ « âme slave, ses déchirements, ses auto-accusations », etc,... qu’Arvon utilise aussi). Nous passerons aussi rapidement sur le « machiavélisme révolutionnaire » car en dehors de l’ « âme slave », de la Confession (dont nous avons déjà parlé), il ne reste que le « cas Netchaev » : Bakounine fit en effet confiance au jeune révolutionnaire russe, comme à beaucoup d’autres.

Il est possible... qu’il ait placé plus d’espoir en ceux qui l’approchaient qu’ils ne le méritèrent. Mais n’a-t-on pas dit la même chose de Mazzini et de tous les autres sincères révolutionnaires ? Peut-être n’exerça-t-il une influence aussi magique que parce qu’il croyait en l’homme.
(Kropotkine [reproduit dans Discussion avec Bakounine CNT, 2006])

Bakounine a en effet rédigé avec Netchaev le Catéchisme révolutionnaire (Netchaev a modifié le texte primitif de sa propre initiative en poussant à leur extrême certaines conclusions ; c’est ce texte qui fut connu le premier, lors d’arrestations de militants de Netchaev en Russie, et plus tard par Sajine qui en parla aussi. Max Nettlau retrouva le texte original primitif, découvrit les différences et rétablit la vérité historique. Il y a donc deux catéchismes ; l’original est reproduit dans « Ni dieu ni maître », d’après Nettlau). Bakounine a aussi rédigé certains textes adressés plus particulièrement à la Russie en lutte, à la demande de Netchaev. Mais devant un certain nombre de faits qui étaient devenus évidents (malgré les conditions particulières de la lutte clandestine), il a rompu avec lui en juillet 1870 après une explication décisive ; dans sa lettre du 2 août 1870 il en a même avisé Ogareff (Herzen était déjà mort). Il est
intéressant de rapporter ici le passage d’une lettre où Bakounine caractérise Netchaev, car cela éclaire aussi sa conception du révolutionnaire :

Personne ne m’a fait dans ma vie autant de mal que lui, de mal prémédité, mais je le plains quand même.

C’est un homme d’une rare énergie, et lorsque nous l’avons rencontré pour la première fois, son coeur brûlait d’amour et de compassion pour le malheureux peuple russe... A cette époque, il n’avait de malpropre que son extérieur, mais l’intérieur n’était pas souillé. La prétention de devenir un chef... le jeta dans un abîme de boue. »

Lorsqu’il s’agit de servir ce qu’il appelle « la cause » il n’hésite et ne s’arrête devant rien et se montre aussi impitoyable pour lui-même que pour les autres... C’est un terrible ambitieux sans le savoir, parce qu’il a fini par identifier complètement la cause de la révolution avec sa propre personne...

le fanatique l’emporte jusqu’à le faire devenir un jésuite accompli - par moments il devient tout simplement bête... Il joue au jésuitisme comme d’autres jouent à la Révolution.

Malgré cette naïveté relative, il est très dangereux, parce qu’il commet journellement... des abus de confiance, des trahisons.

N’ont-ils pas, Netchaev et un de ses camarades, osé m’avouer ouvertement, en présence d’un témoin, que dénoncer à la police secrète un membre, un dévoué ou dévoué seulement à demi, est un des moyens dont ils considèrent l’usage comme fort légitime et utile quelquefois.

Tout cela est fort triste et très humiliant... mais la vérité est encore la meilleure issue et le meilleur remède contre toutes les fautes.
(Lettre de Bakounine à Tallandier le 24-7-1870, reproduit intégralement dans le Combat syndicaliste du 14 avril 1966)

Cette citation peut servir de réponse à Arvon. Mais ce qui est encore plus important que la discussion avec Arvon, ou que la défense contre les calomnies qui poursuivent Bakounine, c’est l’avertissement donné à tous ces révolutionnaires dits « professionnels » qui tout en parlant sans arrêt du « peuple » n’agissent que comme les chefs de ce peuple, qui en partant d’une violence peut-être justifiée aboutissent à une violence absurde, gratuite, inhumaine, qui en analysant la réalité se détachent complètement de toute réalité, vivent dans un monde de rêve, d’abstraction, etc.

La conclusion est typiquement anarchiste : tout en étant des collectivistes convaincus, nous devons conserver à tout prix la personnalité individuelle ; le bonheur collectif ne peut commencer que par le bonheur individuel... on ne peut ni « identifier » ni sacrifier la personne humaine sans qu’elle en sorte mutilée, et donc la société aussi.

L’exemple de Bakounine est aussi significatif dans un autre sens, le sens historique. Bakounine n’est pas le produit d’une prétendue « âme slave », encore moins d’un boyard ; il a été formé historiquement par l’esprit de la jeunesse et de l’intelligentsia russe en révolte mais sans issue, rejetée dans un silence de mort après le massacre des décembristes en 1825, puis par la philosophie allemande, par le socialisme français, par le contact personnel avec des révolutionnaires de tout bord et de tous pays ; toute sa vie, il a cherché à trouver les moyens d’entraîner le peuple sans lequel aucune Révolution ne peut se faire en profondeur et est donc condamnée. Au cours de cette recherche, il a connu beaucoup d’échecs, fait des erreurs, eu des déceptions, des découragements, mais il a aussi démontré certaines possibilités, certaines chances : en premier lieu dans la rupture complète et définitive avec le monde bourgeois et son idéal, une confiance dans la solidarité prolétarienne et dans l’instinct paysan, l’insuffisance de l’action isolée et individuelle, et la nécessité de la formation et de la coordination entre les éléments les plus conscients mais avec une coordination basée sur le fédéralisme et l’autonomie, etc. Il me semble que nous, anarchistes, n’avons pas su tirer suffisamment les conséquences de ces exemples qui, pour
être valables, doivent être réadaptés à notre situation présente. Si, pour Bakounine, les problèmes se posaient uniquement en Europe (avant lui, on parlait même uniquement d’Europe occidentale !), ils se posent actuellement pour les peuples de la planète - les peuples « en voie de développement » sont plus près de ses analyses car les sociétés slave et latine de l’époque étaient aussi des peuples sous-développés - mais nous continuons à ne nous occuper que de notre presqu’île, qu’on appelle encore Europe... Les anarchistes n’ont pas encore de conception universelle.

Les sociétés secrètes : oui, Bakounine les a aussi pratiquées, comme la plupart des révolutionnaires de son époque, dans des conditions historiques et psychologiques données (minorité consciente de l’essor d’une bourgeoisie sans idéal et d’une masse qui subit, esprit romantique, etc ... ). Marx aussi a participé à plusieurs sociétés secrètes : la Ligue des justes, la Ligue des communistes, etc. ; il a dit lui-même à Bakounine en 1848 : « Je suis à la tête d’une société secrète et il suffit que je dise un mot pour qu’un de mes militants te tue ». La Première Internationale même, dans un certain sens, se divisait en plusieurs tendances, presque des sociétés secrètes - les Mazzinistes, les Proudhonistes, le Conseil général de Londres, les Lassalistes déjà réformistes, les jurassiens avec les Italiens et les Espagnols, les communards de Paris au bagne, etc. - et c’est pourquoi l’Internationale s’écroula. Mais c’est aussi précisément à cette Internationale, à la classe ouvrière en lutte ouverte et publique, que Bakounine a donné le meilleur de lui-même... tandis qu’en Russie tsariste à cette époque l’action ne pouvait être que clandestine et conspiratrice, comme d’ailleurs aujourd’hui
aussi. Que l’activité soit ouverte, clandestine, ou semi-clandestine dépend donc des conditions objectives, du régime, des buts que cette action se propose ; on ne peut porter un jugement global sans analyser toutes ces conditions ; on ne peut non plus considérer un seul mode d’action comme absolu et universel ; dans certains cas, même une action non-violente, même une action purement individuelle, artistique, intellectuelle ou autre, peuvent être également valables. C’est avant tout une question de tactique (et ici nous pourrions par exemple citer pas mal de pages de Lénine ou de Trotsky) à condition toutefois de définir les buts et les moyens, de conserver en même temps l’éthique des révolutionnaires et la participation de la masse du peuple...

Après ces quelques points de détail sur lesquels il nous a semblé nécessaire de nous arrêter, venons-en au jugement global d’Arvon qui porte en lui-même des contradictions.

Il considère d’une part l’apport de Bakounine et de l’anarchisme en général comme : « l’ombre d’un monde disparu un anti-étatisme démenti par l’évolution économique, sociale et politique, ... une grande faiblesse intrinsèque, etc... » Et d’autre part, il déclare :

Le triomphe... du marxisme semble avoir mis un point final à ses polémiques... Mais dans la mesure même où une pensée victorieuse, subissant la lourdeur fatale du pouvoir, se fige en dogme, une foi généreuse en orthodoxie contraignante, un élan révolutionnaire en conservatisme aveugle et étouffant, bref, dans la mesure où le phénomène de vieillissement se produit, la nécessité de réveiller un avertissement qui en
dénonce les effets, une opposition qui fait tomber les parties desséchées, et une critique soucieuse d’un rajeunissement, se fait sentir avec une intensité croissante... Il semble particulièrement opportun de reprendre l’alerte donnée par Bakounine il y a un siècle...
(p. 90)

Ainsi l’histoire récente a prouvé qu’en raison de la permanence de certains traits humains on ne résout que partiellement et, en tous cas, provisoirement la question sociale en s’attaquant à la seule propriété privée, que toute conquête du pouvoir, fût-elle entreprise à l’origine en vue d’une libération définitive, peut être génératrice d’une nouvelle
oppression... Or, c’est plus particulièrement la notion du pouvoir que Bakounine passe au crible d’une critique parfois démesurée et même injuste, mais toujours imprégnée du sens de l’homme...
(p. 90-91).

...C’est pourquoi, confrontés au Léviathan moderne dont il a prévu toutes les monstruosités, c’est sur sa doctrine plus encore que sur celle de Marx que nous sommes tentés de projeter l’ombre de nos problèmes et de nos inquiétudes... (p. 12)

...Force nous est de reconnaître que dans cette alternance perpétuelle d’aliénation et de suppression d’aliénation, d’oppression et de libération la révolte constitue une valeur permanente et quasi absolue, qu’elle est, comme le dira de nos jours Jean-Paul Sartre dans sa Critique de la raison dialectique, « le commencement de l’humanité... (p. 67)

...Cette transformation radicale de la société en un ensemble de libres associations peut paraître utopique, ou plus précisément, a pu paraître utopique pendant la première moitié du XX’ siècle où on a vu le monde s’orienter vers de vastes unités politiques et économiques de plus en plus centralisées. Mais depuis que cette évolution, qui se traduit politiquement par un glissement totalitaire et économiquement par une planification bureaucratique, a révélé ses effets deshumanisants et tyranniques, le problème posé et, tout au moins apparemment résolu par Bakounine, à savoir l’institution d’un pouvoir qui, au lieu d’être le lieu de l’aliénation politique et économique, garantit à chacun le double rôle permanent de souverain et de sujet, bref, l’institution d’une démocratie dont tous assument les responsabilités, a quelque chance de revenir à l’ordre du jour. Problème d’autant plus angoissant que le marxisme n’a pas tenu ses promesses de libération politique et sociale ; en dotant une administration omniprésente de toutes les ressources d’une économie confiée à ses soins, il ne fait qu’accentuer la pression que le pouvoir politique exerce sur les individus. (p. 77-78)

On voit donc que même pour Arvon, l’anarchisme n’est pas tellement « l’ombre d’un monde disparu » ; son livre mérite d’être lu et discuté, il représente un travail critique, une réflexion utile lorsqu’on cherche à comprendre la pensée de Michel Bakounine. Mais le livre y aurait sûrement gagné si Arvon avait évité de reprendre ces calomnies et ces accusations gratuites ; nous espérons qu’il sera possible de dépasser ces points secondaires et somme toute d’un intérêt relatif pour pouvoir aborder le vrais problèmes que Bakounine a posés et essayé de résoudre : les problèmes de la révolution, du socialisme anti-autoritaire et de la liberté.

II. - Michel Bakounine - aspects de son oeuvre

Hem Day a publié en janvier 1966 dans la collection " Pensée et Action » n° 31 « Michel Bakounine, aspects de son oeuvre » (Hem Day, BP 4, Bruxelles 29). Hem Day est un camarade qui depuis plus de 40 ans poursuit un travail de recherches, de propagande, de documentation, de ibliographie, d’histoire. Il a publié une série de brochures, de cahiers, de revues sur Godwin, La Boétie, Ernestan, Nieuwenhuis, Han Ryner, etc. Sans être toujours d’accord sur son choix et sur son interprétation, nous ne pouvons que le féliciter de sa ténacité, sa persévérance dans le travail d’autant plus qu’il l’effectue le plus souvent d’une manière isolée. Mais cela ne doit pas nous empêcher de faire quelques remarques et quelques critiques sur le livre dont il s’agit ici.

C’est une série de brèves études, ou plutôt d’articles, portant sur différents aspects de l’oeuvre de Bakounine : sa vie, la calomnie qui l’a poursuivie, sa « Confession », Bakounine et la Franc-Maçonnerie, Bakounine et le panslavisrne, etc. Tout en étant d’un caractère plus facile pour la lecture, ce découpage a aussi ses inconvénients : répétitions, caractère un peu trop polémique et un peu superficiel. Mais cette critique porte sur un côté technique qui n’est pas essentiel.

Ce qui semble plus important, c’est la manière de traiter le sujet : et si cette critique s’adresse à Hem Day, elle s’adresse aussi sur ce point à un état d’esprit plus général, chez de nombreux anarchistes. Ces camarades se sentent obligés de défendre à tout prix, contre vents et marées, toutes les prises de position de Bakounine, par exemple.

Il faut, bien sûr, relever les injustices et la calomnie, y donner une réponse, d’autant plus que cela dure depuis déjà plus d’un siècle - précisément depuis 1847. Nous l’avons essayé en ce qui concerne le prétendu côté c réactionnaire et fasciste » de Bakounine, son « chauvinisme », son « machiavélisme », etc. Mais nous ne pouvons pas défendre toutes les positions de Bakounine : sur certains points il s’est trompé, sur d’autres il s’est corrigé lui-même, certaines positions sont dépassées par des données nouvelles, d’autres sont trop imprégnées d’une polémique passionnée et personnelle. Nous devons honnêtement, historiquement, objectivement le dire. Les feux d’artifice verbaux, les polémiques passionnées et subjectives ne résoudront pas le problème, au contraire, on reste ainsi constamment à un niveau de discussion nous semblant secondaire, comme
si l’on jouait tout le temps à l’accusé et l’accusateur devant un tribunal. Même avec ses erreurs, l’oeuvre de Bakounine conserve suffisamment de poids, de valeur et de vérité pour rester toujours présente sur la scène sociale, surtout que précisément le jugement de l’Histoire lui a donné raison sur de grandes notions de sa pensée et de son action.

Cette attitude de « défense passionnée » ne correspond pas non plus, pensons-nous, au caractère propre de Bakounine, qui acceptait l’évolution, la dialectique même, et refusait le dogmatisme et l’idéalisme. Je me demande pourquoi les hommes de notre époque (et peut-être aussi d’autres époques) ont besoin d’avoir une vision absolue, presque mystique, de leur « idéal ». Est-ce un résidu d’une attitude religieuse et déiste, est-ce un inconscient en quête de « père spirituel » qui résoudra tous ses problèmes et prendra la responsabilité à sa place...

Pour en revenir à Bakounine, il est possible d’expliquer en partie par les conditions objectives de lutte, de rapports humains, et aussi par les conditions subjectives de sa propre existence, de son propre caractère, certaines manifestations - mais nous ne sommes pas obligés de nous solidariser avec elles, ni de chercher à réfuter par exemple un anti-sémitisme évident, un certain côté anti-allemand, manifestations surtout présentes dans les dernières années de son existence ; si nous pouvons expliquer la Confession comme moyen tactique et ruse de guerre, nous ne sommes pas d’accord avec certains passages qui envisagent la nécessité d’une dictature, d’une hiérarchie révolutionnaire, du pouvoir d’une minorité. Nous ne comprenons pas non plus que Bakounine fasse appel au tsar non seulement dans sa Confession, mais aussi une fois retourné en émigration.

Hem Day essaie, avec beaucoup de bonne foi, de défendre ces positions indéfendables. Il renchérit même

L’Allemagne reste donc le symbole vivant de l’autorité... elle entend donner au monde cette forme d’esclavage comme idéal (1870-1914-1940)... Que la civilisation d’outre-Rhin se révèle être le prototype d’organisation bureaucratique, militariste et tyrannique, il serait difficile de le contester. (p. 58)

Et pourtant, les peuples latins « démocrates » d’Italie ont accepté le fascisme, ceux d’Espagne supportent encore Franco, et les peuples slaves ont fait l’expérience d’un des règnes les plus tyranniques de l’histoire, celui de Staline... Chaque peuple porte évidemment des caractéristiques qui lui sont plus ou moins propres, mais il est impossible de les identifier à des bourreaux comme Staline, Mussolini, Hitler ou Franco, d’autant plus que ces régimes ont dépendu non seulement d’une situation nationale particulière, mais aussi d’une situation internationale particulière.

Hem Day n’arrive pas non plus à démontrer l’existence de la « pensée intime » de Bakounine sur l’anti-sémitisme car celui-ci, emporté par la polémique contre Marx, Outine, Hesse, a parlé non contre eux en tant que tenants d’une idéologie différente, mais en tant que juifs (on peut se demander si leur solidarité et leur haine n’ont pas été en partie provoquées par certaines positions de Bakounine, qui les a ainsi réunis). Certains de ses camarades, comme James Guillaume, Anselmo Lorenzo, et d’autres, ont d’ailleurs réagi sur le moment contre cette prise de position, avec juste raison...

Nous le répétons, la valeur d’un Bakounine est suffisamment grande pour supporter ces critiques. Il faut donc séparer ce qui est essentiel, fondamental, de ce qui est secondaire et personnel. Dans ce sens, Bakounine nous donne lui même un exemple éclatant : quand Herzen lui a reproché de ne pas engager immédiatement la lutte contre Marx, de ne pas répondre à toutes les calomnies, il lui a expliqué, avec son honnêteté un peu naïve même, que tout cela était secondaire, que s’il fallait engager une bataille, ce serait uniquement pour des questions de principe essentielles.

Je sais aussi bien que toi que Marx n’est pas moins coupable que les autres ; je n’ignore même pas qu’il a été l’instigateur et le meneur de toute cette calomnieuse et infâme polémique qui a été déchaînée contre nous. Pourquoi l’ai-je donc ménagé ? Je l’ai loué, j’ai fait plus que cela : je lui ai conféré le titre de géant. Pour deux raisons, cher Herzen. La première, c’est la justice. Laissant de côté toutes les vilénies qu’il a vomies contre nous, nous ne saurions méconnaître, moi du moins, les grands services qu’il a rendus à la cause socialiste depuis environ 25 ans... Il est aussi l’un des premiers organisateurs, sinon l’instigateur de la société Internationale. A mon point de vue c’est un mérite énorme que je lui reconnaîtrai toujours, quelle que soit son attitude envers
nous...

Cependant, il pourrait arriver, et même dans un bref délai, que j’engage une lutte avec lui, non pas pour l’offense personnelle, bien entendu, mais pour une question de principe, à propos du communisme d’Etat dont lui-même et les partis anglais et allemand qu’il dirige sont les chaleureux partisans. Mais il y a un temps pour tout et l’heure pour cette lutte n’a pas encore sonné. (Bakounine à Herzen, dans Dragomanov.)

Et en effet, si Marx produisait aisément des bulletins clandestins contre Bakounine, il n’eut rien à répondre quand Bakounine publia L’Etat et l’Anarchie ; il nota seulement quelques critiques sur les pages mêmes d’un exemplaire de ce livre, mais il n’a jamais pu publier de réponse.

C’est de là que doit partir notre discussion.
THEO. (à suivre)

1) Enfin, il faut noter que cette évolution personnelle de Bakounine a été en liaison, conditionnée, par l’évolution particulièrement rapide des idées sociales des années 1840-1870 ; d’autre part, en retour, ces mêmes idées ont été, à leur tour, poussées « en avant n par Bakounine ainsi Kropotkine note : « chaque brochure sortie de la plume de Bakounine marquait un stade de la pensée révolutionnaire en Europe », et Kropotkine fait la démonstration

« Son discours au Congrès de la Paix... déclarait que le radicalisme de 1848 avait fait son temps vu qu’une ère nouvelle - ère du socialisme du travail - s’était ouverte, que parallèlement à la question de la liberté politique, se posait la question de l’indépendance économique... ce sera le facteur dominant de l’histoire en Europe.

« Sa brochure, adressée aux mazziniens, annonçait la fin de 1a période des « conspirations » pour l’indépendance nationale et le commencement de la révolution sociale...

« Les Ours de Berne, ce sont un mot d’adieu au démocratisme philistin suisse...

« Les Lettres à un Français... proclamaient l’idée nouvelle d’une Commune communiste... »

2) Centre International de Recherches sur l’Anarchisme, 24, avenue de Beaumont, Lausanne, Suisse. [adresse en core valable en 2007]

* * *

NOTES DE LECTURE

Dans notre n° 34, nous avons commencé quelques notes de lecture sur les récentes publications consacrées à Bakounine (Arvon, Bakounine ou la vie contre la science, éd. Seghers ; Hem Day, Bakounine - Aspects de son oeuvre, éd. Pensée et Action). Nous en reprenons ici la suite, notre n° 35 ayant été entièrement consacré à Malatesta ; mais il nous semble que nous devons adopter une autre manière d’exposer ces notes, car quelques lecteurs nous ont fait remarquer que la discussion sur Bakounine avait surtout porté sur des détails que le lecteur ne connaît pas et ne peut vérifier, que ce débat aurait dû plutôt se faire dans une publication plus spécialisée. Nous tâcherons donc de tenir compte de ces remarques et d’éviter les discussions un peu trop « entre érudits ».

Nous avons déjà signalé (N&R, n° 30) la parution du livre de François Munoz Bakounine - La Liberté (éd. J.J. Pauvert, 1965). Il s’agit d’un choix de textes, d’environ 300 pages, qui comme tout « choix » est fragmentaire, incomplet, arbitraire. Mais cela n’enlève rien à leur intérêt, étant donné surtout que les vieilles éditions des OEuvres de Bakounine (éd. Stock) sont épuisées depuis longtemps et que les volumes des « Archives de Bakounine » en cours d’édition (Amsterdam) sont trop chers. Nous recommandons donc vivement ce livre.

Nous ne pouvons pas en dire autant des 30 pages de présentation de François Munoz ; l’auteur a fréquenté à une certaine époque les milieux libertaires, et l’on pouvait s’attendre à plus de rigueur et plus de connaissances. Il a mis longtemps à préparer ce travail, dans des conditions difficiles. Nous sommes d’accord avec lui quand il pose une série de questions, de comparaisons, de parallèles entre Marx et Bakounine ; le courage de les avoir posées vaut beaucoup mieux que la tendance à les ignorer. Mais nous ne sommes pas d’accord avec ses conclusions : il aboutit à des affirmations hâtives, peu motivées, déconcertantes :

Bakounine ne se situe pas en dehors du marxisme, pas plus que J.P. Sartre... Bakounine est un marxiste qui ne se met pas au garde à vous devant Marx. Et c’est même, à sa façon, avec Marx (Engels vient loin derrière eux deux) l’un des deux plus brillants marxistes de son temps. (Préface, p. 11.)

Pour nous, cela ne correspond ni à la vérité théorique telle qu’elle existait à l’époque, encore moins à la vérité historique depuis un siècle. Nous sommes évidemment d’accord avec Munoz pour réviser la vision romantique d’un « duel » épique entre deux hommes, opposés sur tous les points. Car il y a un certain nombre de points sur lesquels ils étaient d’accord, et d’autres sur lesquels les désaccords étaient profonds, comme il y a aussi un certain nombre de témoignages de leur estime mutuelle, de leur influence réciproque, et aussi de leur animosité.

On n’a donc pas le droit de minimiser ni d’escamoter ces désaccords théoriques, qui ont une importance considérable car ils portent sur le communisme d’Etat, la dictature du parti, la subordination des hommes à des considérations purement économiques, etc. Il existe aussi une opposition de deux caractères, de deux visions du monde qui ont entraîné une lutte pas toujours très propre, une division dans les forces révolutionnaires pas toujours très profitable pour tous. Les désaccords se situent donc sur deux plans : l’un théorique, l’autre personnel.

C’est le premier plan qui est important, primordial, car les critiques des différentes conceptions du socialisme sont toujours valables, peut-être même aujourd’hui davantage. Les conceptions libertaires, tout en étant souvent mal formulées et mal défendues, continueront d’exister, même si le dernier anarchiste est exterminé (ce qui est arrivé en Russie), car au delà des qualifications libertaires ou autres, ces conceptions correspondent à des aspirations de justice, de dignité, de liberté, qui se manifestent périodiquement au sein des masses, à des nécessités d’égalité et de révolte. Nous ne rendrons aucun service à la vérité historique et au grand problème d’actualité qui est la réalisation du socialisme en minimisant ces problèmes, en effaçant leur relief - ce que fait en partie Munoz. C’est faire le jeu de ceux qui ont toujours prétendu que les idées anarchistes sont dépassées, que les anarchistes sont anéantis.

Sur le deuxième plan, personnel, nous pouvons et il me semble même que nous devons être moins intransigeants. Ce n’est pas la personnalité en tant que telle d’un Bakounine, d’un Marx, d’un Kropotkine, etc., qui doit déterminer notre attitude, car ils ont tous pu se tromper, ils ont tous eu leur faiblesse humaine. Munoz nous dit « tomber amoureux » de Bakounine dès son premier contact avec sa pensée, avec sa personnalité. C’est peut-être le meilleur moyen de le trahir - on veut le justifier à tout prix, le voir plus grand que nature, et on le déforme facilement. Nous sommes en droit de dépasser ces jugements subjectifs et affectifs. Bakounine lui-même nous en donne d’ailleurs l’exemple, car il n’a jamais attaqué le premier Marx, et a même accepté de ne pas se défendre, parce qu’il plaçait ses intérêts personnels bien après les intérêts beaucoup plus importants de l’Internationale. Voici quelques extraits de sa lettre du 28-10-1869 adressée à Alexandre Herzen (voir Dragomanov, p. 288) ; il répond à Herzen qui lui reprochait de laisser Marx continuer à publier des calomnies sur eux deux :

Voici ma réponse concernant Marx. Je le sais aussi bien que toi que Marx n’est pas moins fautif envers nous que les autres ; je n’ignore même pas qu’il a été l’instigateur et le meneur de toute cette calomnieuse et infâme polémique qui a été déchaînée contre nous. Pourquoi l’ai-je donc ménagé ?... Pour deux raisons. La première - c’est la justice. Laissant de côté toutes les vilenies qu’il a vomies contre nous, nous ne saurions méconnaître, moi du moins, les grands services qu’il a rendus à la cause socialiste depuis 25 ans... Il est aussi l’un des premiers organisateurs sinon l’initiateur de la Société Internationale. A mon point de vue, c’est un mérite énorme, que je lui reconnaîtrai toujours, quelle que soit son attitude envers nous...

... Marx est indéniablement un homme très utile dans la Société Internationale. Jusqu’à ce jour encore, il exerce sur son parti une influence sage et présente le plus ferme appui du socialisme, la plus forte entrave contre l’envahissement des idées et des tendances bourgeoises. Et je ne me pardonnerais jamais, si j’avais seulement tenté d’effacer ou même d’affaiblir sa bienfaisante influence, dans le simple but de me venger de lui. Cependant, il pourrait arriver, et même dans un bref délai, que j’engageasse une lutte avec lui, non pas pour l’offense personnelle, bien entendu, mais pour une question de principe, a propos du communisme d’État, dont lui-même et les partis anglais et allemands qu’il dirige sont les chaleureux partisans. Alors, ce sera une lutte à mort. Mais il y a un temps pour tout et l’heure de cette lutte n’a pas encore sonné.

En voici un autre exemple, l’ « Adresse » rédigée par les camarades rassemblés à Berne au lendemain de la mort de Bakounine :

Les travailleurs réunis à Berne à l’occasion de la mort de Michel Bakounine, et appartenant à cinq nations différentes, les uns partisans de l’État ouvrier, les autres partisans de la libre fédération des groupes de producteurs, pensent qu’une réconciliation est non seulement très utile, très désirable, mais encore très facile, sur le terrain des principes de l’Internationale, tels qu’ils sont formulés à l’article 3 des statuts généraux révisés au Congrès de Genève de 1873 (1). En conséquence l’assemblée réunie à Berne propose à tous les travailleurs d’oublier de vaines et fâcheuses dissensions passées et de s’unir plus étroitement sur la reconnaissance des principes énoncés à l’art. 3 des statuts mentionnés ci-dessus.(3 juillet 1876.)

La réponse des marxistes est parue quelques jours plus tard (journal Tagmacht Zurich, rédacteur Herman Greulich, texte repris ensuite par Volkstaat Leipzig, Vpered de Londres, etc.) :

Bakounine était regardé par plusieurs bons socialistes, hommes impartiaux, comme un agent russe ; cette suspicion, erronée sans doute, est fondée sur le fait que l’action destructive de Bakounine n’a fait que du mal au mouvement révolutionnaire, tandis qu’elle a beaucoup profité à la réaction. (8 juillet 1876.)

Nous en sommes toujours au même point, du moins en ce qui concerne l’attitude des marxistes, surtout quand ils sont au pouvoir. Sans ressortir « la martyrologie anarchiste » en Russie bolchevique et ailleurs, nous ne ferons que citer la phrase de Staline : « avec les ennemis il faut mener une véritable lutte, et les anarchistes sont nos véritables ennemis »... En Russie, aujourd’hui, la même attitude entièrement négative a cours officiellement. Nous ne pouvons pas reproduire intégralement ici la traduction que nous avons faite de « Marxisme et Anarchisme », « La lutte de K. Marx et F. Engels contre l’Anarchisme » (cours de Mme N.S. Prozorova, Faculté de Droit, Université de Moscou, 1961), mais nous donnons quelques phrases de la préface :

Les révisionnistes actuels n’utilisent bien entendu que certaines parties des idées de Proudhon et de Bakounine. Ainsi, de nombreuses idées anarchistes reçoivent une interprétation particulière. Par exemple, la position de base de l’anarchisme - sur la nécessité d’une disparition immédiate de l’État - se transforme chez les Yougoslaves, et d’autres révisionnistes, en la considération que la disparition de l’État est une question fondamentale et décisive dans le système social ; qu’elle vient immédiatement après le principe du pouvoir de la classe ouvrière. Un autre point de vue anarchiste : la négation de la nécessité du rôle dirigeant du parti communiste dans les Etats socialistes, est aussi plus ou moins ressortie.

D’autres idées aussi, comme « le principe d’une économie décentralisée », le mot d’ordre « l’entreprise d’auto-gestion », d’une démocratie « directe », politique et économique, etc., qui sont professés par les révisionnistes yougoslaves, ne sont que des reproductions, presque identiques, des théories de Proudhon, Bakounine, sur « la liquidation de l’autorité » et le « refus du principe du centralisme démocratique.

Bakounine n’est donc pas reconnu comme marxiste par les marxistes même, bien au contraire... Dans le problème « anarchisme-marxisme », de nombreux phénomènes ont, dès l’époque des premiers conflits, beaucoup compliqué les rapports et rendu la question presque insoluble. Il faudrait pourtant essayer de voir plus clairement ce qui nous est commun et ce qui nous sépare, en évitant la passion et les conflits personnels ou les côtés anecdotiques. Cela aiderait aussi quelques esprits plus lucides qui, de l’autre côté de la ligne de démarcation, ont un certain souci semblable. Mais ce travail ne pourrait être fait que par une équipe plus grande que la nôtre.

S’il y a plusieurs sortes d’anarchistes, il existe aussi plusieurs tendances chez les marxistes, et chez certains la « déstalinisation » n’est pas uniquement un problème de police, mais une « dédogmatisation » qui tout en restant sur une base marxiste découvre des côtés différents chez Marx ou plutôt lui donne des explications différentes. Les exemples en sont nombreux, surtout dans une
certaine presse marxiste occidentale qui a la possibilité de publier des débats ; on en a aussi de temps en temps certains échos à l’Est malgré la sclérose de la pensée créatrice : ainsi, Le Monde du 13/11/1966 nous rapporte à propos du philosophe polonais Kolakowski la phrase de Marx que celui-ci utilise comme leitmotiv :

Le communisme n’est pas pour nous un état à instaurer, un idéal sur lequel la réalité devra se modeler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état d’aujourd’hui.

Il rappelle également l’un de ses derniers articles :

Les traits fondamentaux considérés comme positifs sont le manque de dynamisme, la soumission vis-à-vis de l’ordre établi et de ses représentants, le conformisme et le manque de courage. Le système ne forme pas ces individus, il produit seulement de façon presque mécanique les principes de sélection sociale en vertu desquels les chances d’une participation active dans l’autoreproduction du système sont associées précisément à de telles caractéristiques individuelles.
(« La personnalité et la conception de la société. »,La Pologne, 1966.)

L’auteur reprend, sans doute sans les connaître, quelques-unes des idées de E. Mounier (Communisme, Anarchisme et Personnalisme, 1936, qui vient d’être réédité au Seuil) qu’il a prises à l’anarchisme (voir notre étude dans N&R, n° 25). Cela montre la ténacité et la persistance des idées et leur cheminement à travers différents milieux.

Il est intéressant, à propos de Munoz, de dire quelques mots au sujet d’une certaine polémique qui se manifeste parmi certains autres dont l’optique est assez semblable, tels que Daniel Guérin et Jean Maitron, deux auteurs de valeur. Maitron, dans ses « Notes de lecture » sur la bibliographie de l’anarchisme français de 1945-1966 - qui sont excellentes et probablement complètes (Le Mouvement Social, n° 50 et n° 56) - semble reprocher à Guérin sa sympathie pour l’anarchisme qui « déforme » sa vision historique de l’anarchisme ; il fait la même remarque pour Lehning (le responsable des « Archives de Bakounine », Amsterdam). Nous n’avons pas nous-mêmes toujours été très tendres envers Guérin, mais il faut souligner son esprit de recherche, son courage et son honnéteté. La vocation de celui qui milite n’est évidemment pas toujours compatible avec celle d’un historien, mais Guérin a le droit de choisir dans le vaste champ d’action des anarchistes ses points de référence et de préférence. Maitron sera sans doute d’accord avec nous, car il lui arrive, à lui aussi, de sortir de son activité d’historien pour donner des jugements de valeur.

L’histoire de notre mouvement, l’exposé de nos idées ont d’ailleurs été tellement ignorés, tellement déformés d’une manière purement négative que les efforts de quelques chercheurs comme Maitron, Guérin, Yvon Bourdet, Arvon, nous sont extrêmement précieux et nous apportent une vision plus fraîche et plus neuve, même si nous ne sommes pas entièrement d’accord avec toutes leurs thèses. Si l’on passe en revue « Noir et Rouge », on voit que les seuls camarades que nous avons critiqués sont ceux qui travaillent le plus pour l’anarchisme Maitron, Guérin, Leval, Hem Day, Baldelli, Lain Diez, etc., par le simple fait qu’ils ont une opinion à eux et qu’on ne peut pas critiquer ceux qui ne possèdent aucune opinion originale...

Ceci est aussi valable pour les deux livres de Guérin : Anarchisme (éd. Idées, Gallimard, 1965) et Ni Dieu ni Maitre (Delphes, 25, rue des Boulangers, Paris 5e, 1966 [adresse obsolète en 2007]) ; le premier de ces deux livres présente trois parties : « les idées-force de l’anarchisme » (la révolte, l’anti-étatisme, l’individu, la société, etc.) ; les côtés constructifs de l’anarchisme, si souvent négligés (autogestion, planification, syndicalisme, la commune, fédéralisme, internationalisme, etc.) ; enfin quelques exemplesdecet esprit constructif (le rôle des anarchistes dans le mouvement ouvrier, dans les syndicats, pendant la Révolution russe, dans la Révolution espagnole). Le dernier chapitre, « En manière de conclusion », est connu de nos lecteurs : il est paru dans N&R, n° 31 (Autogestion contemporaine), avant la publication du livre.

Il existe ainsi une sorte de trilogie historique de l’anarchisme, dont le premier volet, Histoire de l’Anarchisme (Sergent et Harmel, Le Portulan, 1949), s’arrête après la Commune de Paris ; le deuxième, Histoire du mouvement anarchiste en France (Maitron, 1955), prend la suite avec les années 1880 à 1914, et le troisième est le livre de Guérin qui continue par les événements d’après guerre. L’ensemble est couronné par Ni Dieu ni Maître, Anthologie historique du mouvement anarchiste , qui présente « en quelque sorte le dossier... d’un procès en réhabilitation », car

l’anarchisme... est victime d’un discrédit qu’il ne mérite peut-être pas. D’une injustice qui se manifeste... sous trois formes : - ses diffamateurs soutiennent que l’anarchisme est mort, - ses détracteurs pour le mieux discréditer nous proposent une vision absolument tendancieuse de sa doctrine, - certains de ses commentateurs prennent soin de ne tirer de l’oubli, de ne livrer à une tapageuse publicité que ses déviations les plus discutables, et en tout cas les moins actuelles, telles que le terrorisme, l’attentat individuel, la propagande par les explosifs. Le dossier que nous présentons et où nous laissons les documents parler eux-mêmes réfutera, croyons-nous, ces trois propositions... Il nous paraît... que les idées constructives de l’anarchisme sont toujours vivantes, qu’elles peuvent, à condition d’être réexaminées, passées au crible, aider la pensée socialiste contemporaine à prendre un nouveau départ. (Préface de Ni Dieu ni Maître)

Le « dossier » choisi par Guérin comprend 664 pages d’un texte très riche, presque sans commentaires, bien présenté, vivant, comprenant assez souvent des textes inconnus ou épuisés depuis longtemps. Il comprend environ 150 pages consacrées à Proudhon, presque autant à Bakounine, puis, avec de brèves biographies, des textes de Stirner, J. Guillaume, Kropotkine, Malatesta, Louise Michel, Fernand Pelloutier, Emile Pouget, etc. ; également des études sur la Fédération jurassienne, la Commune de Paris, le mouvement de Makhno, Cronstadt, l’Espagne libertaire, etc. En somme, c’est un instrument très utile pour chaque militant, un document très sérieux pour ceux qui veulent connaître nos Idées. Le prix en est peut-être un peu élevé, mais il paraît rarement de semblables livres.

Pour terminer, nous ferons deux remarques, l’une optimiste, l’autre moins optimiste. La première est la constatation qu’on peut trouver actuellement en français des livres qui manquaient depuis longtemps, et qui permettent aujour d’hui une meilleure formation de nous-mêmes, une meilleure information pour les autres - ce qui n’était pas le cas il y a une quinzaine d’années, où il était difficile d’indiquer quelque chose de « consistant » à ceux qui le demandaient. Mais, pour nous, ce quelque chose n’est pas encore suffisant, et c’est là notre deuxième remarque : un certain nombre de textes, essentiels eux aussi, n’existent pas encore en français. Ainsi, Nettlau, bien qu’il soit impossible de parler de l’histoire de l’anarchisme et de Bakounine sans consulter son ceuvre ; peu de choses aussi sur l’Espagne libertaire (on nous avait annoncé la traduction de La C.N.T. dans la Révolution espagnole de Peirats [non publié à ce jour, juillet 2007]) et pourtant les publications en langue étrangère sont nombreuses. En dehors du travail de Voline, il n’y a pas grand-chose non plus sur la Révolution russe, dont ce sera le cinquantenaire l’année prochaine ; Archinov, les mémoires de Makhno ne sont pas traduits...

Pour diminuer en partie au moins cette insuffisance, nous avons traduit et préparé un certain nombre de textes : Brève Histoire de l’Anarchisme, de Max Nettlau [publié ensuite], Leçons de la Guerre d’Espagne, de V. Richards [Idem], des textes de Malatesta [Idem], une étude sur la collectivisation en Espagne révolutionnaire [Idem], la suite du livre de Borovoï. Mais tous ces textes ne sont pas publiés car les pages de N&R sont trop limitées, et nos possibilités financières ne nous permettent ni de les augmenter ni de faire paraître ces livres à part. Nous terminerons donc par un appel : nous proposons que ces textes soient édités collectivement par tout le mouvement, soit par souscription, soit par une édition commune qui en assurerait la publication ainsi que la diffusion.

THEO Noir et Rouge n° 36 décembre 1966.

(1) Le congrès de Genève, en automne 1873, après la conférence de Londres qui élargit le pouvoir du Conseil Général, s’efforça de les limiter. L’article 3 des statuts, ainsi révisés, concernait l’autonomie de chaque fédération.