68 Tentatives d’autogestion en France en mai-juin 1968

vendredi 28 mars 2008, par Noir et Rouge, Renof Israël (Frank Mintz)

68 Tentatives d’autogestion en France en mai-juin 1968

Beaucoup a été dit ; mais les exemples concrets ne sont pas toujours clairement décrits. Il est donc logique de poser le problème de la réalité de la profondeur, de la prise de conscience des tentatives d’autogestion.

Trois attitudes peuvent être adoptées :

- une idéologie « parachutée » par quelques groupuscules étudiants ;
- la prise de conscience par les travailleurs d’une idéologie qui correspond à leurs aspirations ;
- une confusion entre l’autogestion et des revendications réformistes voulues tant par certains travailleurs que par certaines directions patronales.

Pour démontrer et réfuter, seule la description des faits et la critique de ceux qui peuvent les déformer, nous servira de méthode d’analyse. Nous organiserons notre étude en cinq parties

- pourquoi parla-t-on d’autogestion ?
- Où y eut-il des tentatives d’autogestion ?
- Dans quel but furent faites les tentatives d’autogestion ?
- Les attitudes face à l’autogestion.
- La réaction du capitalisme.

Commençons par quelques remarques sur la situation économique. « Dans certaines entreprises de la région parisienne notamment, la tension était très forte du fait de l’évolution technologique de la branche (rendant caducs les équipements anciens), de la nécessité de concentration et de la menace de décentralisation à plus ou moins brève échéance. (...) Souvent le Marché Commun, en accélérant les mutations nécessaires, aggrave cette anxiété. Ainsi une moyenne entreprise de l’industrie chimique du Sud de la France a réduit ses effectifs de près de 20 % en moins d’un an. De nombreuses entreprises, subissant la concurrence étrangère, ont en permanence un chômage partiel important. D’autres entreprises sont en difficultés pour avoir investi au-delà de leurs possibilités financières. Dans tous les cas le personnel aura tendance à critiquer la gestion de l’entreprise, d’autant plus facilement que ces problèmes inquiètent non seulement les ouvriers, mais plus encore les cadres et les incitent à participer à une certaine contestation. »
(Les événements de mai-juin vus à travers Cent entreprises, p. 23 édité par le Centre National d’Information pour la Productivité des Entreprises 8, rue Cambacérès - Paris 8")

Pourquoi parla-t-on d’autogestion

Cette idée a été soulevée à l’occasion de différentes expériences historiques pendant la révolution espagnole par les anarchistes ; après la rupture avec le komintern en Yougoslavie ; dans la formation de certains pays (Israël, Algérie).

Cependant l’idée n’entra pas directement dans le mouvement de mai-juin le bulletin n° 5 494 du 22 Mars (publié le 26-4-68)ne la mentionne PAS dans le rapport de la commission « Luttes étudiantes - Luttes ouvrières ».

C’est sans doute après le 10 mai que l’idée est lancée publiquement, puis l’usine de Sud-Aviation de Nantes est occupée et l’autogestion mise en discussion (à partir du 13 mai). Séguy (Humanité du 22 mai) déclare que c’est une formule creuse, cependant que la C.F.D.T. adopte le concept (« dont le premier préalable est le droit syndical dans l’entreprise ») - Syndicalisme du 25 mai ; et Combat du 30 sous la plume d’André Laude (en mars et avril, ce journal avait traité Cohn-Bendit de « Tas de fumier ambulant »).

Il apparaît donc qu’en quelques semaines une idéologie à peu près inconnue des masses a pu être prise en considération par elles et que toutes les propositions des grandes centrales syndicales ont été impuissantes à la détruire puisqu’elles ont dû prendre position, ce qui a donné une publicité de plus à l’autogestion.

Les moyens d’information ont par conséquent une importance capitale. Mais ils ne suffisent pas pour dominer une situation : Séguy obligé de dénoncer ce qu’il ignorait et voulait faire ignorer depuis des années.

La popularité d’une idéologie ne veut pas dire qu’elle est acceptée, voyons les cas d’application concrète.

Où y eut-il des tentatives d’autogestion

« On a parlé d’usines à Brest, de certains grands magasins dans quelques villes ... On cite une vingtaine d’exemples. On a signalé des comités de grève en Savoie qui éditaient des bons pour des marchandises. » (Geismar, in La Révolte étudiante, p. 49)

La forme des grèves, la faiblesse des revendications que les travailleurs n’arrivaient pas bien souvent à formuler montrent une prise de conscience. Le respect de la dignité humaine fut exigé dans certains cahiers de revendications (voir le film sur la rentrée chez Wonder, Porte Clignancourt à Paris). Il manquait une propagande vraiment large et diffusée à l’avance, des militants préparés (dans le bon sens du terme : non pour être des « chefs »).

Un exemple : quand les étudiants de bonne volonté amenaient aux grévistes des poulets vendus à bon marché, les travailleurs ne voyaient là qu’une excellente affaire (et qui restait aux mains du comité d’entreprise, donc des syndicats) ; mais cela prenait un autre sens lorsque les ouvriers s’en occupaient eux-mêmes et entraient directement en contact avec les paysans et les étudiants sans chercher à se débrouiller chacun pour soi mais, au contraire sur la base de la solidarité concrète, vécue. (I.C.O. n° 73, à propos de « Ce n’est qu’un début, continuons le combat »).

On constate que plusieurs régions apparaissent. Et ce ne sont pas celles qu’on pourrait attendre : il y eut d’importantes manifestations à Bordeaux et à Lyon où des groupes s’intéressaient à l’autogestion, mais il n’y a pas à notre connaissance de cas d’application. Par contre en Bretagne, en Savoie il y a des essais. A Paris et à Nantes, l’autogestion était proposée et elle fut tentée. Il y a donc trois niveaux : propagande sans résultats, propagande avec résultats, et apparemment résultat sans propagande préalable.

Dans quel but furent faites les tentatives d’autogestion « Dans pratiquement toutes les entreprises où la grève a été faite avec occupation active des locaux, les problèmes de gestion et même de direction de l’entreprise ont été plus ou moins pris à leur compte par les grévistes. Cela correspondait à la tendance des minorités de jeune ouvriers, employés ou cadres, qui réfutaient généralement un système de relations ne correspondant plus à leur culture et à leur personnalité. » (Cent entreprises, p. 36)

Nous ne savons pas si une entreprise a jamais correspondu à la personnalité de son personnel, mais il est évident que le fait de devoir donner des solutions rapides à des problèmes urgents, a amené à une prise de conscience : ouverture et gestion par les grévistes des cantines, de la trésorerie pour dans certains cas donner des avances, bons d’essence, etc.

En même temps le cloisonnement entre les différents membres du personnel a été remis en question, et par là, l’organisation du travail.

A côté de cette prise de conscience acquise en partie dans le feu de l’action « A l’usine Renault de Cléon, ce sont de jeunes ouvriers (...) qui, dans l’heure qui a suivi l’annonce de l’occupation de Sud-Aviation, ont spontanément dans certains ateliers cessé le travail et décidé d’occuper l’usine, puis proposé et fait adopter - comme à Bouguenais - de bloquer les membres de la Direction dans leurs bureaux. » (Cent entreprises, p. 15) il y a une vision plus organisationnelle : prise de contacts entre usines, entre ouvriers étudiants et paysans, organisation de circuit de distribution de l’alimentation (Nantes). C’est l’autodéfense, la formation d’un pouvoir révolutionnaire.

Il apparaît donc deux réactions dans la pratique de l’autogestion : une attitude plutôt figée, discutant, prenant progressivement conscience en soi-même ; une affirmation plus décidée, plus combative.

Les attitudes face à l’autogestion

Les travailleurs ont généralement accepté favorablement l’idée. L’élément nouveau est le rôle des cadres. Malgré la présence certaine de cadres qui sont des militants révolutionnaires, une grande ambiguïté existe. Les cadres, les ingénieurs et les techniciens se sentent employés en dessous de leurs capacités. Ils veulent mieux organiser la production et participer au fonctionnement des entreprises et éviter le cloisonnement entre différentes entreprises d’une même branche. D’où leur attitude et leur intérêt pour l’autogestion en tant que système qui remet en cause l’organisation actuelle du travail et demande le concours de tous. Mais il est à peu près certain qu’ils voient mal l’aspect révolutionnaire qu’implique l’autogestion.

Chez les syndicalistes, qui sont, rappelons-le, une minorité chez les travailleurs, il y a eu une nette démarcation au sujet de l’autogestion englobée dans le terme de gauchisme. Depuis mai, plusieurs mouvements contradictoires ont vu le jour : passages d’un syndicat à l’autre suivant les options défendues à Flins perte de la C.G.T. au profit de la C.F.D.T. « Parallèlement, les éléments passifs ou modérés adhèrent en aussi grand nombre à des confédérations solidement structurées ayant eu une attitude plus raisonnable. » (Cent entreprises, p. 63).

La réaction du capitalisme

« Tout sera comme avant ! » explique M. Lip (Le Monde 15-8-68) qui montre : « Ne nous y trompons pas, il existe et il existera encore longtemps des gens payés en dessous du S.M.I.G. » Cette affirmation correspond aux besoins du capitalisme de ne rien modifier à l’exploitation, si ce n’est l’apparence.

Ainsi est réapparue la « participation » qui se fonde sur des revendications d’informations et d’un certain contrôle que les directions patronales sont prêtes et voulaient donner pour mieux tromper moralement les travailleurs. Mais rien du squelette, de l’organisation du capitalisme, des différents groupes de pression n’est changé.

Or l’autogestion est le contrôle de tous les rouages de l’économie. Alors que les divers concepts proposés par le gouvernement (autonomie, cogestion.) et revendiqués par certains n’accordent qu’une parcelle de pouvoir dans un secteur limité.

« Si une clarification théorique de la portée et des limites de l’autogestion n’est pas opérée à temps, ce « mot d’ordre » se trouvera compromis dans des acceptions réformistes et il sera rejeté par les travailleurs au bénéfice peut-être d’autres formulations du type « centraliste démocratique », qui, elles, sont d’emblée récupérables par la dogmatique de tout bord du mouvement communiste ». (Tribune du 22 mars. 8-6-68)

Clarifions donc rapidement.

Albert Meister. Ce sociologue publia en 1964 Socialisme et autogestion. L’expérience yougoslave où il se félicite de la tendance technocratique sacrifiant la participation des travailleurs (voir l’article de D. Guérin dans L’Express 30-7-1964). Durant les événements, il a fait son apparition dans deux secteurs Le Monde (articles du 9, 10 et 12 juillet) et à la Faculté de Droit de Paris (rue d’Assas).

Meister traite de l’autogestion en général en refusant d’aborder l’Espagne et l’Algérie, ce qui suffit à notre avis, à réduire à néant ses considérations. Selon lui les coopératives et les concentrations d’entreprises font partie de l’autogestion, qui pourrait dans les pays en voie de développement faire admirer « les positions françaises contre l’impérialisme nord-américain. » Du point de vue de l’incompréhension de l’autogestion. Meister va donc aussi loin que René Capitant.

Quant à la C.F.D.T., il ressort de sa déclaration et de Syndicalisme du 10-6-18 que l’autogestion c’est elle, alors qu’elle ne vise pas autre chose que la cogestion.

Outre Séguy et une très grande partie de la C.G.T. et le P.C., l’organe bordighiste Le Prolétaire (B.P. 375 Marseille-Colbert), dans son numéro de septembre, publie un long article « Le délire de l’autogestion », pour défendre les thèses centralistes, telles qu’on peut les lire dans L’Humanité.

Brèves conclusions

Il n’y a pas eu autogestion. L’autogestion est devenu un mot-miracle avec lequel on tend à faire avaler aux gens la couleuvre Capitant et les dernières théories du réformisme.

Les trois hypothèses que nous évoquions au début sont imbriquées dans la réalité et plus ou moins apparentes et valables selon les secteurs. C’est à nous militants, de prendre conscience des caractéristiques du lieu où nous sommes pour expliquer et fomenter l’autogestion telle que nous l’entendons.

Nous donnons comme matériel d’information des citations de « Pourquoi l’autogestion ? » de la brochure Bulletin de recherche sur l’autogestion publiée par l’U.G.A.C. (Edith Dard B.P. 114 Paris 10°)

« La critique essentielle que l’on peut adresser au centralisme MEME lorsqu’il est démocratique, MEME si les propositions du centre sont discutées et amendées par la base, est qu’un tel type d’organisation réservant véritablement l’initiative à l’élite du parti ouvrier, plonge les militants de base dans la passivité et vise à les maintenir dans l’état de soumission qu’ils acceptent souvent très bien, car ils sont victimes de l’aliénation capitaliste qui leur fait prendre leur inculture contingente et circonstancielle pour une insuffisance nécessaire et naturelle. »

« Il se dessine de cette critique un remède à ce mal : le pouvoir de décision et d’élaboration de la ligne politique à tous les militants de l’organisation révolutionnaire, qui de ce fait est le fédéralisme, cette gestion de l’organisation dans sa totalité par l’ensemble des militants s’appelle aussi : Autogestion. »

« A cela les bureaucrates ont toujours opposé « l’efficacité » : tous ne peuvent élaborer la ligne politique comme si celle-ci était affaire de spécialiste, il faut guider les masses sur la voie de la prise de conscience (...) Le fédéralisme serait dès lors une façon d’affaiblir le prolétariat et donc serait l’allié objectif du capital. (...) Or cela est un faux problème, un faux dilemme, car le véritable problème est celui de donner à l’organisation révolutionnaire des structures fédéralistes qui permettent à la ligne révolutionnaire de voir le jour, de s’exprimer, et donc d’être efficace.›

Israël RENOF ( = Frank Mintz)

Noir et Rouge, n° 42-43, novembre 1968